COMMENT PEUT ON ÊTRE ANARCHISTE ?

[Critique sociale] Extraits du Livre de Claude Guillon (Libertalia 2015)

COMMENT PEUT-ON ÊTRE ANARCHISTE ? Claude Guillon  (Editions Libertalia 2015)

comment_peutonetre_anarchisExtrait: « Dans l’un des textes récemment publiés, Chomsky recommande une politique qui a – du point de vue anarchiste – le mérite de l’originalité: le renforcement de l’Etat. (…) Chomsky estime que, dans la situation actuelle aux Etats Unis, il faut défendre la cage contre des prédateurs extérieurs; défendre le pouvoir – certes illégitime – de l’Etat contre la tyrannie privée. (…) Observons immédiatement que ce fatalisme étatique, doublé d’un moralisme réformiste assez hargneux, n’est pas sans écho en France. La revue libertaire La Griffe a publié dans sa livraison de l’été 2001 un dossier « Etat » dont le premier article se conclut sur cette formule, calquée sur Chomsky: « L’Etat est aujourd’hui le dernier rempart contre la dictature privée qui, elle, ne nous fera pas de cadeaux ». Puisque de pareilles énormités peuvent être publiées aujourd’hui dans une revue libertaire, sans que ses animateurs y voient autre chose qu’un point de vue aussi légitime que d’autres, il est indispensable de contrer les effets de la « pédagogie » chomskyenne en remettant quelques pendules à l’heure.

Extrait:  » Si voter « ne change rien », alors se proclamer en faveur de l’insurrection non plus. Cela ne signifie pas que, tant qu’à faire ou plutôt tant qu’à ne rien faire, mieux vaudrait voter. Cela signifie que le partisan de l’insurrection (j’en suis) ne peut se prévaloir en face du votant d’une efficacité radicale plus grande d’une solution qu’il est incapable de faire advenir dans la réalité et non dans ses seules déclarations. Revenons sur la notion de « contradiction ». Les contradictions sont malheureusement aux militants radicaux ce que les péchés sont aux catholiques: c’est honteux, cela peut entraîner un châtiment terrible (même si l’on ignore où et quand), ça se combat par un sursaut de la volonté et quelques formules sacramentelles. Mais, me demanderas-tu, ami(e) anarchiste, quel autre comportement adopter face à une « contradiction »? Un comportement matérialiste. Une contradiction n’est pas un piège tendu par une divinité maligne sur le chemin du militant; une contradiction ou la perception subjective qu’on peut en avoir est une bonne occasion de se demander quel est le but que l’on poursuit, et donc quels sont les moyens les plus adaptés pour l’atteindre. »

Extrait:  » Les militant(e)s qui ont aujourd’hui entre 20 et 30 ans n’ont rien connu de l’époque d’activité du groupe Action Directe. Ils ne retiennent à son propos que des abstractions tenant du fait divers et de l’idéologie: « meurtre d’un marchand d’armes », « meurtre d’un patron ». Rendus quasi abstraits par le temps, ces meurtres sont plus facilement légitimés. Certes inutiles – personne n’en disconvient, et pour cause! – ces actes sont en partie « sauvés » par leur légitimité supposée. Donnée une fois pour toutes (par l’idéologie), celle ci serait hors d’atteinte de la critique. Elle est encore renforcée par la dignité de militants qui ne se sont pas reniés en prison. Sans doute, une telle force de caractère aurait-elle trouvé meilleur emploi dans les aventures d’une vie libre, mais qu’importe: elle force le respect. Il est vain, même de la part d’adversaires politiques, de leur reprocher. »

Extrait: « Comme la plupart des hommes (et des femmes), je recours fréquemment à la masturbation afin d’évacuer la liqueur séminale qui engorge mes organes. Même si cette opération particulière d’évacuation n’est pas pratiquée, elle non plus, dans une ignorance totale des rapports sociaux (je ne me branle pas en public, sauf provocation délibérée), elle ne concerne que moi. Il ne me vient pas à l’idée d’avertir l’univers de mon éjaculation prochaine, pas plus que de solliciter une amie ou une nurse pour y contribuer. Pareillement je ne consulte pas mon carnet d’adresse avant de pisser. Autrement dit, la manière (toute banale) dont je satisfais ce besoin particulier, « sexuel » si l’on y tient, génital plus précisément, est sans rapport avec ma vie amoureuse, érotique, affective. Et ce jusque dans la fréquence des évacuations, puisqu’il n’existe pas de relation mécanique entre mon activité érotique et mes masturbations. Je peux me masturber davantage alors que j’ai une amante, et moins dans une période d’abstinence. La satisfaction de ce besoin, ou plus exactement le soulagement de cette tension génitale, est prescrite biologiquement et peut donc être dite « naturelle », même si ses conditions sont culturellement induites, comme celles de tous les gestes humains. Il n’y a nul danger (au contraire) ni honte à éjaculer (ce qui vaut également pour les femmes), à pisser ou à chier. Ces prémices admises, on entrevoit qu’il est étrange, et pour tout dire suspect, qu’un seul de ces besoins excréteurs soit supposé, à raison de son « importance » ou de sa fréquence, ouvrir des « droits », et aux hommes qui plus est. »

Extrait:  » A Toulouse, le 14 novembre, précisément, on a jugé parmi d’autres émeutiers un homme de 32 ans et son compère de 24 ans. Ces deux là n’ont pas usé d’une quelconque substance inflammable, ils ont montré leur cul aux CRS. Oui, montré leur cul. A des CRS, qui comme on le sait dissimulent sous un harnachement de gladiateur une pudeur délicate, violemment offensée par l’incroyable spectacle. Les deux porte-culs firent, si l’on ose dire, « profil bas ». Nulle récidive provocante à l’audience. Percevant probablement un inquiétant climat d’hystérie, ils s’empressèrent de reconnaître une bêtise, qu’ils mirent sur le compte d’une alcoolisation excessive. (…) En temps de foire bourgeoise, pas question de laisser Gavroche flirter avec Zazie. « Mon cul! » s’entend dorénavant comme un cri séditieux! La procureure requit quatre mois de prison ferme. L’un des culs valut trois mois de prison ferme à son propriétaire et l’autre – moins joufflu ? – deux mois ferme. A lire les comptes rendus d’audience, rédigés ici et là par des journalistes ou des militants, on constate que trois mois ferme sont une peine courante pour l’immolation de deux ou trois poubelles (dans mon jeune temps, cet exercice agrémentait les inoffensifs monômes du baccalauréat). La première réflexion qui s’impose à l’esprit est qu’une telle sentence constitue une provocation à l’incendie en bonne et due forme. Tant qu’à finir au trou, se dira l’émeutier des révoltes logiques chantées par Rimbaud, autant éviter le rhume de cul et manier plutôt la bouteille incendiaire! La seconde est qu’aucune violence insurrectionnelle, je dis aucune, ne saurait être qualifiée d’excessive lorsqu’elle réplique à une aussi répugnante et grotesque violence institutionnelle. »

Extrait: « Les violences perpétrées par des bandes de jeunes contre des manifestant(e)s de leur âge datent du début des années 1990. Elles ont connu le 23 mars 2006 un point culminant qui avait de quoi traumatiser les plus endurci(e)s. Il est à craindre qu’elles se reproduisent dans les années à venir. La colère éprouvée devant des blessé(e)s souvent très jeunes, l’adrénaline, pour celles et ceux qui étaient présents aux Invalides, autant d’émotions violentes auxquelles s’est ajouté pour certains un ressentiment de classe, peut être teinté pour quelques-uns d’angoisse raciste: ce mélange détonnant provoqua d’étranges bouleversements. Tandis que certains militants niaient simplement qu’il se soit passé quoi que ce soit qui méritât l’attention, de jeunes militants de la LCR, eux mêmes victimes de violences de la part des bandes, maintenaient avec beaucoup de dignité une analyse sociale et politique? Tandis qu’un public de gauche ou d’extrême gauche se découvrait des réactions de boutiquiers, d’anciens anarchistes excipaient de leur expérience d’émeutiers pour déplorer l’inaction de la police et sommer les parlementaires d’enquêter. »

Extrait: « L’objectif initial de la manifestation – protester contre une prison, et à cette occasion contre toute prison – me paraît fort légitime. Banques, bâtiments administratifs ou religieux: que l’on casse, sabote en douceur, ou « défigure » les symboles, aussi dérisoires soient-ils, de dispositifs aliénants ne me contrarie pas. Mais, d’une part, légitimité ne signifie pas nécessairement opportunité. D’autre part, ce qui me contrarie, c’est que l’on abandonne sur le terrain, comme autant de dégâts collatéraux, ceux qui courent moins vite que les autres. C’est une image désastreuse de l’égalitarisme communiste. C’est un problème à la fois politique (sens large) et stratégique (décisions concrètes). (…) De ce point de vue, l’absence dans le texte des casseurs d’une seule phrase, d’un seul mot, sur les personnes arrêtées et lourdement condamnées à Poitiers est une faute politique et morale, ajouterai-je pour me faire bien comprendre d’eux. (…) C’est précisément prêter le flanc au reproche de manipuler, vilains coucous, la méprisable piétaille contestataire. Peu importe ici que ce reproche soit aussi articulé par des journalistes bourgeois; d’ailleurs vous les jugez d’assez respectables interlocuteurs pour leur prouver votre bonne foi. Et, du coup, ils relèvent immédiatement la contradiction entre votre protestation narcissique et votre silence sur les condamnés. Peu importe également que les personnes condamnées (et leurs proches) n’aient pas en toutes circonstances le discours impeccablement radical que l’on attendrait. S’ils sont critiquables, critiquons les. Et que ceux qui n’ont jamais péché (ni leur père) leur jettent la première boule de pétanque! Paraître les ignorer, dans un texte de revendication politique, tout occupés que l’on est à ciseler des allusions littéraires ou théologiques dont on le parsèmera comme on cache des œufs de Pâques dans le jardin pour que les gamins les trouvent, n’est ni noble ni digne, pour reprendre les hautes exigences affichées, pour l’avenir il est vrai, par ces quelques casseurs. »

COMMENT PEUT-ON ÊTRE ANARCHISTE ? Claude Guillon  (Editions Libertalia 2015)

A suivre Claude Guillon: https://lignesdeforce.wordpress.com et https://unsansculotte.wordpress.com/