ENTRE UN NEANT ET UN AUTRE

[Punk] Extraits du recueil du fanzine Ratcharge (DesMondesà Faire 2017)

ENTRE UN NEANT ET UN AUTRE

http://www.la-petroleuse.com/punk-rock/4442-entre-un-neant-et-un-autre-ratcharge.html

entre_un_neantRatcharge (2004-2014) était un fanzine qui disséquait le quotidien avec le même acharnement que la musique. Au fil de ses trente-quatre numéros, il a montré ce que pouvait être la littérature punk : pas de nostalgie, une démarche autonome de A à Z et des récits directement tirés du vécu, couchés sur le papier comme trois accords plaqués dans un fracas de larsens. Errances urbaines, squats, dérives sous acide, apnées salariales, guerre contre l’ennui : une littérature brute, héritière bâtarde de la contreculture américaine et du vide existentiel de la banlieue parisienne.

Extrait (p.21): « Parfois, je me dis que tu ne peux pas savoir ce qu’est l’ennui si tu n’as pas fumé des clopes pendant des centaines d’heures sur le même banc. Tu ne peux pas savoir ce qu’est l’ennui si tu n’as pas volé d’argent à des amis de tes parents pour t’acheter un pistolet à billes et tirer ensuite à bout portant sur de vieilles dames et des animaux de compagnie, juste pour voir leurs réactions. Tu ne sais pas ce qu’est l’ennui si tu n’as pas fait la manche à douze ans dans les rues de ta ville pour acheter des jeux à gratter, perdu toute la thune et remis ça le lendemain puis le surlendemain et celui d’après et celui d’après et celui d’après et celui d’après et celui d’après et celui d’après et celui d’après et celui d’après et celui d’après et celui d’après et celui d’après. Tu ne sais pas ce que c’est l’ennui si tu n’as pas participé à des expéditions nocturnes en semaine pour aller à l’autre bout de la ville voler des bières dans le frigo extérieur d’une meuf qui a eu le malheur de t’inviter chez elle quelques jours plus tôt, ton père te cassant la gueule au retour en te trouvant en train de remonter par la fenêtre de la cuisine, et toi te disant que des coups de pied et des claques et la haine paternelle contre quelques bières, ça restait tout de même un bon deal. »

Extrait (p.41): « Sharon m’avait parlé plusieurs fois du sentiment d’isolement que lui faisait ressentir sa position de mère célibataire. J’avais écouté en hochant la tête, la bouche entrouverte, et m’étais pris d’affection pour elle et son gamin Luka, petit blondinet de quatre ans roublard, plein de malice, avec un mulet en dreadlocks. Les gens qui trouvent ça bizarre quand les punks font des coiffures de punks à leurs gamins, je les trouve louches: où est le problème? Faut se rendre à l’évidence, ton gamin jusqu’à un certain âge, soit tu lui laisses pousser les cheveux, soit tu les lui raccourcis de temps en temps et, à partir de là, c’est forcément toi qui lui choisis sa coupe. Alors bon, une crête, des dreads, pourquoi pas. Il aura bien le temps de se faire une coupe de cadre sup’ à l’adolescence, quand il se rebellera contre ses foutus parents punk. Fin de la parenthèse. »

Extrait (p.56): « La drogue te bouffe les muscles et tu tombes par terre parce que tes jambes ne répondent plus mais ça ne te fait pas peur, ça te fait t’esclaffer de rire, et quand tu réussis enfin à te relever, tu rentres à l’appart et manges une part de pizza aux champignons hallucinogènes en parlant à tes potes pendant des plombes sans réaliser qu’ils se sont endormis. Porter des lunettes de soleil en novembre, la nuit. Vendre mon fanzine dans la rue aux passants. Courir au bord des quais en rigolant à gorge déployée, poursuivi par un taré sous cocaïne qui veut te jeter dans la rivière parce que tu l’as insulté. Mélanger LSD et héroïne dans le salon enfumé d’un garage squatté en bord d’autoroute et ressentir ce calme étrange, apaisant, l’air se transformant en bulle de coton protectrice pendant que les volutes de fumée prennent la forme de crânes humains. Comprendre les mystères de l’existence…Et les oublier une seconde après. »

Extrait (p.81): « Je m’étais déjà fait larguer, une fois, place de la Bastille à Paris, par une danseuse avec qui je sortais depuis deux jours. Elle m’avait dit être encore amoureuse de son ex et que non, vraiment, ça n’allait pas pouvoir marcher entre nous. J’avais fait le dur, tant pis pour toi chérie tu sais pas ce que tu loupes, puis j’avais couru m’acheter un pack que j’avais ramené dare-dare à cette maison squattée du treizième où traînaient mes potes. J’avais descendu ces bières, puis d’autres, puis encore d’autres, et le goût amer de ma défaite amoureuse avait été remplacé par celui, plus délicat, de la Kronembourg chauffée au soleil. Le lendemain, ma gueule de bois me préoccupait davantage que mon cœur brisé. Quelques semaines plus tard, elle m’écrivait une lettre, m’expliquant qu’elle voulait nous redonner une chance. J’imagine que son ex lui avait fait une crasse, couché avec sa meilleure amie…Qu’importe, moi j’avais ma fierté. Surtout que je m’étais déjà à nouveau casé. Mais cette fois, c’était différent: j’étais amoureux. J’avais parcouru le monde pour rejoindre cette fille-là, remué ciel et terre pour m’acheter un billet d’avion direction Wellington, Nouvelle-Zélande, et aller tenter ma chance auprès de la gonzesse la plus géniale qui m’ait jamais parlé. Un charme magnétique, la force d’une tigresse et l’indépendance d’un disque de Seein’ Red, Leah était la femme de ma vie, la perle rare, celle avec qui j’allais faire des gosses, sortir des split-zines, adopter un chien, retaper une maison à la campagne et écouter Discharge en baisant comme des phoques jusqu’à ce que la mort nous sépare. »

Extrait (p.102): « La question, c’était de savoir pourquoi je n’arrivais pas à me débarrasser de cette dépression chronique que je me traînais depuis une dizaine d’années. Pourquoi la lose était partout, sur chaque trottoir, sous chaque tapis, dans chaque bouffée de nicotine et chaque gorgée de vodka, chaque baiser et chaque opportunité. Pourquoi les nouvelles étaient toujours mauvaises. Pourquoi je me sentais aussi seul, et pourquoi j’avais tant l’impression d’être déjà mort. Lors des jours les plus sombres, le scénario paraissait plausible – on était déjà tous crevés, tous ensemble en enfer. La délivrance n’arriverait pas, elle avait loupé sa correspondance et s’était allongée sur les rails du métro, nue, fermant les yeux jusqu’à ce que le vrombissement touche le bord de son crâne et fasse cesser la douleur. Ces jours-là, je regardais le tableau de Jésus-Christ sur le chauffage glacial de ma cuisine et j’implorais son pardon pour avoir commis le péché ultime, celui de ne pas croire en lui, ni aux autres, ni à moi. La vie n’existait pas, j’étais perdu, c’était clair, net, et Tony était encore plus foutu que moi, sauf que lui, par un tour de passe-passe qui m’était alors inexplicable, semblait presque se réjouir de cette situation. « C’est moi qui fait chier? Tu t’arranges pas Alex, j’essaye juste de t’aider… Ton problème c’est que tu prends tout trop dramatiquement, t’es une vraie diva et t’appelles « dépression » ce que la plupart des gens appellent juste la vie. Tu sais ce que tu devrais faire? Accepte ton sort. Tout est de la merde, OK, la belle affaire ! Fais avec, comme tout le monde. Arrête de te débattre et accepte la noirceur, serre-la dans tes bras, arrête de faire du sur-place, accepte les ténèbres. Putain me regarde pas comme ça, tu vois d’autres solutions, toi? T’as déjà tenté tout le reste non? » « 

Extrait (p.131): « Ce soir, le set de Needles est correct, mais celui de Brainoil m’ennuie. Je sors prendre l’air; sur le trottoir, des dizaines d’adolescents font la queue pour entrer. Grâce à l’absence d’alcool, Gilman est un des rares lieux où les plus jeunes peuvent voir des concerts punk. Le groupe suivant, No Statik, me cloue au sol; les gosses se sautent les uns sur les autres, Robert Collins (WHN?, Artimus Pyle, etc) tente de détruire sa basse, la chanteuse dégage une dose phénoménale de haine. La reformation de Rorschach, elle, ne m’inspire rien: malgré une bonne énergie, ça reste du réchauffé, comme tous ces groupes ressuscités qui pompent l’argent et l’énergie du punk. Les semaines suivantes, une bonne routine s’installe: tous les matins, un déjeuner patates œuf bacon sur Haight Street, ancienne Mecque hippie, puis des heures passées à marcher, et des soirées à la MRR House. Layla et Mariam, les deux coordinatrices du magazine, me laissent m’installer dans leurs chambres lorsqu’elles s’absentent de la ville. »