LES MILIEUX LIBRES

[Anarchie] Extraits du livre de Céline Baudet (Editions Libertaires 2006)

LES MILIEUX LIBRES – VIVRE EN ANARCHISTE A LA BELLE EPOQUE EN FRANCE

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A la fin du XIXe siècle, les anarchistes se lancèrent à l’assaut du Vieux Monde. Poignard, revolver, bombe… tout était bon pour zigouiller les rois, les patrons, les militaires, les juges, les flics, les curés… L’objectif était de terroriser les puissants et d’insuffler l’esprit de révolte aux petites gens. Ce fut un fiasco total ! Comprenant que la révolution sociale c’était aussi une longue marche d’organisation et d’exemplarité, les anarchistes se retroussèrent alors les manches. La plupart mirent sur pied des Bourses du Travail et construisirent un syndicalisme révolutionnaire (via la CGT) prônant le sabotage (à mauvaise paye, mauvais travail) et la grève générale insurrectionnelle et gestionnaire (les ouvriers s’emparent des usines et les font tourner au profit du peuple). D’autres, parfois les mêmes, afin de démontrer ce qu’il pouvait en être de la société future, enfilèrent le bleu de chauffe d’expériences en tous genres, en espérant en sortir drapés des habits de lumière de l’exemplarité. Et c’est ainsi, qu’au début du XXe siècle, en France, à la Belle Epoque, les anarchistes créèrent des centaines de Milieux Libres. Ici, il s’agissait de communautés de vie. Là, de coopératives ouvrières de production et de consommation. Ailleurs, d’expériences naturistes, végétariennes, d’amour libre… Ailleurs, encore, d’écoles libertaires, d’éducation intégrale (physique, manuelle, intellectuelle), de contraception… Ce livre nous brosse un panorama de cette volonté de changer les choses et la vie, tout de suite, ici et maintenant.

les_milieux_libresExtrait (p.31): « [Les naturiens] sont partisans d’un retour à l’état de nature, source d’harmonie, de liberté et d’abondance – rêve campagnard des révolutionnaires des villes mais aussi recherche pratique des moyens d’échapper au monde de l’usine. « Nous voulons échapper à une civilisation qui s’appelle l’usine et l’atelier qui étouffent sans salaire suffisant, la guerre, la misère, la prostitution, le capital, le patron etc. Le retour à la vie naturelle, aux champs clairs et libres, avec le concept d’hommes respectueux de toute vie et de toute liberté, serait la solution » écrivent ils. Ils sont bercés par l’exemple de Thoreau, issu du mouvement libertaire américain, qui vécut quelques années dans une cabane en bois, comme par le mythe du « bon sauvage » de Rousseau, de l’homme sortant des mains de la nature et perverti par la société. Ils idéalisent l’homme préhistorique comme le « primitif » d’outre-mer, vivant « à l’état naturel et ne se souciant pas de ce progrès que les gouvernants cherchent à leur ingurgiter à coups de canon. »

Extrait (p.54): « Entre les théoriciens et les syndicalistes, les individualistes proposent de mettre en pratique, au quotidien, dans un milieu nommé « libre » ou non, les idées anarchistes par ce que Lorulot appelle la « camaraderie effective ». « C’est une besogne fructueuse qui porte en elle-même des résultats féconds que celle de la camaraderie effective. Les rancœurs de la lutte, les vilenies de la société actuelle nous l’ont fait sentir plus que jamais, et c’est d’une conscience avertie que nous en recherchons ardemment la réalisation continue en dehors des troupeaux et des dominateurs, loin des bagnes, des casernes et des abrutissoirs. » La meilleur illustration de cette idée est sans aucun doute la vie menée au local du journal l’anarchie. En 1905, Albert Libertad fonde un nouveau journal anarchiste, l’anarchie, qui est sensé être alors le prolongement des « Causeries populaires ». Les « causeries » ont été lancées à la suite des Universités populaires où l’esprit d’école serait remplacé par la franche camaraderie. Libertad va ainsi impulser une nouvelle force au courant individualiste. »

Extrait (p.100): « Quel est l’intérêt alors de se regrouper si l’émancipation est avant tout individuelle? Il s’agit de créer un milieu favorable à cette évolution. D’un point de vue individualiste, l’individu doit satisfaire ses besoins égoïstes, il ne peut qu’être continuellement en lutte avec les autres. Le seul moyen d’apaiser les conflits se résout par la pratique du communisme, qui supprime les causes économiques de conflits, la concurrence et restaure la confiance dans le côté « raisonnable » de l’individu. D’où la nécessité, dans un cas comme dans l’autre, de vivre avec des individus conscients. Seul le milieu libre peut permettre dans les circonstances de vivre le communisme pratique et la camaraderie effective. »

Extrait (p.102): « Les camarades sont conscients que ce n’est pas parce qu’ils disent « milieux libres » qu’ils acquièrent immédiatement la liberté et que toute autorité disparait. (…) Non, le milieu libre a, encore une fois, valeur de laboratoire, d’expérience. Et même si certains camarades se sont laissés entrainés dans l’espoir d’y voir naître une cellule de vie exceptionnelle, d’autres le disent et le répètent: la route sera longue. Le milieu libre doit être le lieu par excellence où l’individu commence déjà par se libérer de lui-même, puis seulement peut espérer entretenir des rapports plus sains avec ses semblables. « Montrer combien l’autorité est irrationnelle et immorale, la combattre sous toutes ses formes, lutter contre les préjugés, faire penser. Permettre aux hommes de s’affranchir d’eux-mêmes d’abord, des autres ensuite » : c’est ainsi que se présente la colonie d’Aiglemont dans ses brochures. La liberté ne peut venir d’un autre quel qu’il soit, individu, collectivité ou idée abstraite. (…) Dans une perspective semblable aux tentatives pédagogiques libertaires, qui évitent d’inculquer à l’enfant, de quelque manière que ce soit l’idée d’autorité, l’adulte doit, lui, se débarrasser de toutes les habitudes autoritaires qu’il a intériorisé. »

Extrait (p.113): « Dans les milieux libres, il est très peu d’exemple où le groupe prend, de lui-même, la décision de gérer une dissidence, ou bien on a peu de détails sur la manière dont la rupture s’effectue. A Vaux, on sait que le groupe a décidé de l’exclusion de Butaud. La sanction n’est cependant pas très sévère puisqu’il est de nouveau accepté six mois plus tard. A Aiglemont, Fortuné Henry donne le détail des dissidences qui sont apparues en quatre ans: « Il est passé à Aiglemont, comme d’ailleurs il est passé et il passera dans toutes les tentatives libertaires, à côté des éléments sédentaires, des philosophes trop philosophes, des camarades ayant préjugé de leurs forces et de leur volonté, des partisans d’absolu, des paresseux, des estampeurs croyant avoir trouvé le refuge rêvé, enfin des malhonnêtes moralement parlant. » En tout cas aucune sanction n’est explicitée, ce qui serait contraire à l’idéal libertaire. Aujourd’hui encore, on trouve l’idée qu’une société anarchiste ne pourrait qu’être fondé sur un « état de déviance généralisée » par opposition à l’adhésion passive de ses membres à un corpus de normes dites libertaires. Seul importe le maintien des conditions permettant l’existence de cette société. Pour cela, comme on le voit en milieu libre, les mécanismes de contrôle informel restent la solution. Les individus qui ne sont pas à leur place sont censés s’en rendre compte par eux-même grâce à une « gestion collective du contrôle de la transgression ».

Extrait (p.124): « La jalousie d’abord, est récurrente et touche les hommes comme les femmes. Quoiqu’on puisse en dire, disette ou pas, ce sentiment est toujours là: « ce préjugé de propriété est tellement enraciné chez les hommes que chez ceux qui se sont aimés librement, la même passion jalouse intervient ». Et ce sentiment peut être, dans bien des cas, considéré comme le trouble fête de nombre de tentatives. Élément que l’on peut également retrouver dans les communautés des années 70, mais où la pression du groupe semble parfois permettre de passer outre et de vivre sa liberté sexuelle. Quoiqu’il en soit, l’amour libre est assez difficilement pratiqué, malgré ce que purent en dire les regards moralisateurs des policiers et des journaux conservateurs. En suivant Anna Mahé, « constatons simplement l’effet certain d’améliorations que peuvent amener en les individus l’application des idées anarchistes, mais soyons assez lucides pour ne pas espérer supprimer instantanément les tares et en particulier les souffrances de la jalousie. »

Extrait (p.153): « Tous n’adhèrent pas à cette économie cénobitique de réduction des besoins. Ainsi Fortuné Henry annonce dans les débuts de son expérience: « Nous voulons sans autre réglementation que celle de la raison la satisfaction complète des appétits-besoins, facteur scientifiquement indispensable à un développement harmonieux, intégral, somme toute naturel ». Pourtant il est probable que l’Essai devra lui aussi s’y plier à défaut de s’en faire une conviction et, de fait, viennent à Aiglemont des végétariens, des buveurs d’eau, des non-fumeurs. La conception économique développée au sein des milieux libres est tirée d’une idée toute simple: il faut parvenir à réduire ses besoins au maximum. Cela permet de ne plus dépendre de la production capitaliste et donc de vivre avec le minimum tout en étant au maximum indépendant de l’environnement extérieur. (…) L’organisation sociale telle qu’elle est engendre de faux besoins qu’il est possible de supprimer. Ces considérations furent parfois poussées très loin et le végétalisme en vint parfois à tenir lieu d’unique axe de lutte pour l’émancipation. Quoiqu’il en soit, si les milieux libristes n’en font pas leur unique préoccupation, ils n’en sont pas moins fortement influencés par ces idées, propagées initialement par les naturiens. (…) Georges Butaud va défendre la réduction des besoins, le végétalisme ou le refus de l’alcool et du tabac: il affirme de plus en plus cette perspective au fur et à mesure qu’il crée des milieux libres. En 1902, lorsqu’il forme le Milieu Libre de Vaux, il se contente encore de récrier le luxe qui nécessite une trop grande somme de travail sans utilité. En 1914, à une matinée-concert donnée par la Pie, il explique « qu’actuellement l’individu a trop de besoins et vit trop bien. Il faut suivre son exemple en vivant de peu, en travaillant bien et en ne mangeant que des denrées bon marché, en buvant de l’eau et en s’abstenant de fumer. Selon ses dires, il est très heureux et si tout le monde faisait comme lui le capital disparaitrait comme par enchantement. »