A LA FETE DE LA REVOLUTION

[Révolte Italie] Extraits du livre de Claudia Salaris (Rocher 2006)

A LA FETE DE LA REVOLUTION – ARTISTES ET LIBERTAIRES AVEC D’ANNUNZIO A FIUME

a_la_fete_de_la_revolutionExtrait (p.19): « Ainsi donc, trois artistes notoirement engagés à gauche saluent l’occupation de Fiume, la considérant comme un geste objectivement dadaïste. Le 12 septembre 1919, un poète célèbre, parti de Ronchi à la tête d’une colonne de soldats mutinés, s’est emparé de la ville, prenant tout le monde par surprise grâce à une initiative qui semble pure folie selon les règles réalistes de la politique et selon la situation internationale en train de s’affirmer après la guerre mondiale sur les cendres des pays vaincus. En 1915, l’Italie avait signé le pacte de Londres, qui lui garantissait, en échange de sa participation au conflit aux côtés de la France, de la Grande-Bretagne et de la Russie, les trois puissances en guerre contre l’Allemagne et l’Autriche, une série d’acquisitions territoriales, mais qui n’incluait pas Fiume, ville dont la population était cependant, pour une bonne part, italienne. (…) Se faisant interprète de ce sentiment [de frustration et de déception], D’Annunzio occupa Fiume pour la rattacher au royaume d’Italie et pour placer le monde, et le gouvernement italien, devant le fait accompli. »

Extrait (p.70): « Le supposé « bolchevisme » de D’Annunzio naît en fait de l’admiration pour un grand évènement révolutionnaire qui a détruit une société fermée et statique, créant ainsi un Etat nouveau, capable de faire surgir l’enthousiasme et le patriotisme des masses. Lors d’une conversation avec l’anarchiste Randolfo Vella, le poète explique: « je suis pour le communisme sans dictature. Rien d’étonnant, puisque toute ma culture est anarchiste et puisque je suis convaincu que, après cette dernière guerre, l’histoire prendra un vol nouveau vers un progrès très audacieux. Mon intention est de faire de cette cité une ile spirituelle d’où puisse rayonner une action, éminemment communiste, en direction de toutes les nations opprimées. »

Extrait (p.112): « Gramsci reconnaît au futurisme le fait d’avoir été authentiquement novateur, voyant en lui le seul mouvement artistique capable d’interpréter les bouleversements de la société moderne des grandes villes. A la lumière de toutes ces données, nous pouvons comprendre pourquoi la mouvance regroupant l’association Yoga et les futuristes arditi de La Testa di ferro – avec son esprit de rébellion et sa charge scissionniste antibourgeoise, libre d’implications avec le fascisme – présentait toutes les caractéristiques pour devenir le point de référence idéal de la « politique d’attention » alors défendue par Gramsci. Le groupe de Yoga espère que Fiume sera la première cellule d’un processus de renaissance, engendré par la guerre. Ce processus devra se traduire par la libération de l’esprit par rapport à la matière, par l’affirmation d’aristocraties élitaires et individualistes dans des sociétés massifiées, par la prédominance de la culture méditerranéenne, liée à la terre et à la mer, sur la culture citadine, affairiste et industrielle. »

Extrait (p.148): « Malgré les renvois répétés au passé et aux modèles des formes d’autonomie des anciennes Communes italiennes, il apparaît évident que la Charte fiumaine est l’expression d’une démocratie moderne, fruit des transformations et des bouleversements qui se sont opérés au XIXe siècle. C’est en cela précisément que réside son air de famille avec les solutions envisagées par les futuristes. Par exemple, dans le cas de l’instruction primaire gratuite pour tous les citoyens des deux sexes « dans des écoles claires et salubres », instruction qui inclut aussi « l’éducation physique dans des gymnases aérés et équipés ». (…) Les législateurs du Carnaro parlent d’ouvrir les écoles publiques aux fidèles de toutes les confessions religieuses et aux athées: « Les emblèmes religieux et les figures des partis politiques ne conviennent pas aux murs clairs des écoles aérées. Les écoles publiques accueillent les fidèles de toutes les confessions religieuses, les croyants de toutes les fois, et ceux qui peuvent vivre sans autel et sans dieu. La liberté de conscience est parfaitement respectée. Et chacun peut faire sa prière silencieuse. » Et si Marinetti veut « libérer l’Italie des églises, des prêtres, des moines, des moniales, des madones, des cierges et des cloches », à Fiume, en revanche, « chaque culte religieux est admis, est respecté, et peut édifier son temple ».

Extrait (p.204): « Dans le magma de ces présences hétérogènes, Carli distingue cependant une avant-garde constitué par les « hommes de l’avenir », forgés par la guerre et sans préjugés, qui représentent, mieux que tout autre aspect, l’atmosphère de révolte baptisée « fiumanisme ». Ce sont eux qui veulent faire de Fiume le poste avancé d’une révolte universelle, destinée à impliquer les nations écrasées par l’impérialisme de l’argent, les peuples et les esprits opprimés. Dans cette minorité d' »illuminés » et de « mystiques », qui ne veulent pas seulement agir sur le plan politique, étatique et institutionnel, mais qui prétendent modifier si profondément l’homme, jusqu’à changer la vie, la mentalité collective, il n’est pas difficile d’identifier la tendance de gauche que nous avons précédemment décrite: depuis les animateurs de la Ligue de Fiume et du Bureau des relations extérieures, jusqu’à la frange de futuristes, arditi et légionnaires, en passant par les membres de l’association Yoga. »

Extrait (p.244): « Cet épisode résume l’économie de la ville occupée, privée de structures de production, qui fait reposer sa subsistance sur la générosité des souscriptions ouvertes par ses amis et sympathisants, mais aussi le larcin, le vol à main armée, la rançon. Un demi-siècle plus tard et plus, d’autres jeunes justifieront l’expropriation prolétarienne, qui n’est pas tant une véritable économie alternative qu’un geste symbolique destinée à créer des liens profonds entre ceux qui le pratiquent. Des liens du même ordre, on les devine chez les légionnaires, qui fraternisent dans l’activité illégale. « Vous n’avez pillé que pour donner. Moi, je n’ai jamais pillé que pour donner », dit D’Annunzio, résumant l’esprit de cette économie anti-utilitariste. »

Extrait (p.248): « Carli parle en homme déçu, portant un jugement négatif où se reflètent des motifs personnels: on a vu que, à cause de son extrémisme, il fut placé dans l’obligation de quitter la ville. Mais on ne peut pas nier que cette « aventure d’imagination » a aussi obtenu quelques résultats, faisant naître une espèce de contre-société dotée de sa contre-morale. Dans ce cadre, la fête prit une importance décisive. Elle représente la condition mythique initiale et finale de l’humanité; le paradis d’Adam et celui qui nous attend après la mort sont les lieux où l’homme n’est pas encore allé, n’ira plus, soumis qu’il est à la peine du travail. La fête, comme suspension du travail, non seulement accompagne les moments les plus importants de l’existence des individus ou des peuples, mais se manifeste aussi dans les périodes où se brisent les catégories de l’existence routinière: le carnaval, les révolutions, les guerres, les occupations. Sous le gouvernement dannunzien, Fiume devient le bouillon de culture d’une pratique de masse de la rébellion et de la transgression, un port franc qui attire les personnages des bords politiques les plus variés. Une nébuleuse hétérogène où cristallise toutefois un mélange social explosif qui investit aussi le style de vie: l’individualisme contre la discipline, la piraterie comme système de survie, l’originalité dans la coupe des uniformes, souvent fantaisistes et inventés – sans parler des assez nombreuses femmes en tenue militaire ou des nudistes. Mais aussi l’usage de la drogue, la liberté sexuelle, l’homosexualité, toutes choses qui scandalisent la presse et les hommes politiques. La fête permanente répond au désir de transformer chaque instant de l’existence en jouissance et libération d’énergies: jeux, danses, randonnées, banquets, rixes, farces et spectacles. »

Extrait (p.325): « Il est indéniable que dans le creuset du laboratoire fiumain, les composantes les plus anarchistes et les plus créatrices ont abordés des thèmes de discussion et tenté des expériences qui justifient une telle comparaison. Rappelons-en rapidement quelques uns: de l’amour libre à l’émancipation de la femme, de la circulation des drogues à l’hypothèse de l’abolition des prisons et de l’argent. Il faut y ajouter la critique de la politique officielle et la recherche de forme d’économie non conditionnées par le profit, la sauvegarde du travail – jusqu’au droit à un salaire minimum pour tous – l’opposition aux grandes puissances impérialistes, la défense de tous les opprimés – peuples, classes, individus – la protection des diversités et des poches de résistance à l’ordre mondial. Ce qui apparaît comme invariant dans tous les épisodes d’insubordination, c’est la vie en tant que fête, transgression de l’interdit, exaltation collective, imagination sans limites et libération psychologique. (…) Un Etat où D’Annunzio commande en lisant depuis le balcon du palais du gouvernement des proclamations qui sont de la pure littérature, démontrant ainsi, longtemps avant les situationnistes, que l’art est un aspect essentiel de l’engagement politique. »