L’EMPRISE NUMERIQUE

[Technologie Critiques] Extraits du livre de Cédric Biagini (L’Echappée 2012)

L’EMPRISE NUMERIQUE: COMMENT INTERNET ET LES NOUVELLES TECHNOLOGIES ONT COLONISE NOS VIES 

lemprise_numeriqueExtrait: « Bien que l’accélération technique n’implique pas réellement, comme nous l’avons vu, une augmentation du temps libre, la plupart des individus continuent a être convaincus que les nouvelles technologies vont leur en donner, alors qu’ils font systématiquement l’expérience du contraire et qu’ils souffrent de l’accélération considérable de leur rythme de vie. Pour tenter de gagner du temps, ils continuent à se jeter sur le dernier produit numérique censé faciliter leur quotidien et révolutionner leur vie. Quand il existe une telle dichotomie entre un point de vue et un vécu – ce que nous avons analysé avec le temps s’appliquant à d’autres promesses techniques – c’est que nous sommes entrés dans l’ordre de la croyance. »

Extrait: « Nous disposons de suffisamment de recul – la révolution numérique se déroulant à une vitesse fulgurante – et d’outils d’analyse pour comprendre que la dématérialisation du livre ne consiste pas à augmenter la diffusion des textes et de la lecture, mais bien à liquider l’esprit dont l’imprimerie est à l’origine. Nous changeons de monde, et celui qui se dessine attise la soif de divertissement et de loisirs, exacerbe les pulsions consuméristes, atomise et désoriente les individus, voue un culte à la vitesse, détruit les facultés de se concentrer, de mémoriser et de penser, tue la créativité et l’imagination….Il se produit le contraire de ce que les grands discours qui accompagnent le déploiement de l’e-book voudraient nous faire croire. »

Extrait: « Une page de site web contient de nombreux éléments qui perturbent une lecture suivie. Cela va de fragments de texte, vers lesquels l’internaute a été dirigé après une recherche de mots clés, aux boutons de navigation, ascenseurs ou listes déroulantes, en passant par les widgets interactifs, sortes de mini-logiciels proposant des informations ou des divertissements qui s’activent dans leur propre fenêtre. Il faut aussi ajouter les vidéos ou les sons que l’on peut lancer, les publicités qui remplissent le fond du site ou s’animent dans une bannière. Tous ces éléments surstimulent le cerveau et perturbent l’attention. D’autres messages sonores ou visuels s’ajoutent à ceux là: annonce d’un nouveau courriel, demande de connexion sur Skype, avertissement sur un flux RSS du nouveau post d’un blogueur, etc. L’ordinateur nous plonge en fait dans un « écosystème de technologies d’interruption ». Ces sursollicitations cognitives favorisent un état de constante distraction. L’écran excite quand le papier apaise, il trouble la concentration alors que ce dernier la favorise. Les interruptions permanentes dispersent la pensée, empêchent les fils d’une réflexion de se tisser, et affaiblissent les capacités de mémorisation. »

Extrait: « La formation de l’élève se doit d’être économiquement rentable (retour sur investissement) et de le préparer à l’omniprésence des TIC, à la fois dans le cadre professionnel, où tous les savoir-faire traditionnels disparaissent, mais aussi dans sa vie personnelle, où ses manières d’être, de sentir et de penser seront déterminées par la technologie. Seul l’usage des machines lui permettra de jouer pleinement son rôle de citoyen-consommateur. L’absence de maîtrise de l’ordinateur et des diverses prothèses techniques revient donc à se marginaliser, à s’exclure du système de production et, surtout, chose bien plus déterminante, de celui de la consommation et de l’ersatz de vie sociale qui prévaut aujourd’hui. »

Extrait: « Le psychologue Benoit Virole utilise une belle expression pour qualifier ce que nous venons de décrire, en parlant de « mascarades narcissiques ». Il estime à propos des réseaux sociaux que « l’identité de leurs utilisateurs est une construction, un donné à voir, qui dissimule le sujet réel sous les photos flatteuses et les pseudos cryptés. Divulgation de l’intimité, exhibitionnisme, voyeurisme, le procès de ces réseaux rend la tâche facile au procureur. Leur avocat aura beau convoquer à la barre la créativité de l’individu, les réseaux sociaux restent entachés de la futilité des contenus ». Facebook – le modèle -, fruit du délire d’un étudiant d’une école de la haute bourgeoisie américaine, asocial et mal dans sa peau, dénature les relations humaines et exacerbe le besoin de se sentir perpétuellement en lien avec ses amis, l’instinct grégaire, la fougue consommatrice qui sont le propre de la culture adolescente aujourd’hui. »

Extrait: « Désormais, la lutte se mènera à l’échelle planétaire et prendra le réseau comme modèle. Des intellectuels comme Toni Negri ou Yann Moulier-Boutang apportent la touche théorique qui manquait à ce bel édifice. Ils défendent l’idée que les nouvelles technologies permettront de dépasser un système économique vermoulu, ancré dans le réel, pesant, hiérarchisé, bref, associé à l’ancien monde du XXe siècle. Pour eux, une nouvelle étape de l’histoire de l’humanité a été franchie. Analyse en quelque sorte pertinente, nous passons bien à un nouveau stade, sauf qu’au lieu de s’effondrer, le capitalisme se trouve considérablement renforcé. Le basculement numérique lui offre de nouveaux territoires à conquérir et lui permet de se moderniser en se parant de valeurs issues de la tradition émancipatrice: liberté, gratuité, horizontalité, participation, nomadisme, connaissance, partage, etc. »

Extrait: « Se dire qu’une recherche sur Google utilise autant d’énergie qu’une ampoule basse consommation pendant une heure permet de matérialiser ce qui semblait intangible. Selon une étude commandée par l’Ademe, sachant qu’un milliard d’internautes font chacun en moyenne 949 recherches par an, soit 2,66 par jour, cela représente 9,9 kg de CO2 par an et par internaute, soit 10g de CO2 par requête. Ce qui revient, en termes énergétiques, à porter à ébullition de l’eau avec une bouilloire électrique. »