ENTRE LE DEUIL DU MONDE ET LA JOIE DE VIVRE

[Critique Sociale] extraits du Livre de Raoul Vaneigem (Verticales 2008)

ENTRE LE DEUIL DU MONDE ET LA JOIE DE VIVRE

entre_le_deuil_du_mondeEXTRAIT: « Il subsistait à l’époque une manière de circonvenir la corvée quotidienne qui vous arrachait dès l’aube à la nonchalance des désirs pour vous envoyer valdinguer dans le décor classique des bureaux, des usines et de la nécessité crapuleuse. L’absentéïsme et le sabotage relevaient spontanément d’une réaction de défense contre la fatigue et l’usure prématurée. »

EXTRAIT: « Comme ils sont pénibles et tortueux les chemins de la conscience ! Avec le recul du temps, je m’étonne d’avoir investi tant de passion dans les inanités tonitruantes de notre absurde civilisation. Que de vaines querelles en ces vains édifices, réputés impérissables : économie, politique, idéologie, religion, information, art, culture ! Qu’y a-t-il qui m’ait aidé à mieux vivre dans ce fatras essentiellement conçu pour me perdre ? Mon enfance et mon adolescence se sont écoulées dans un combat douteux, pour et contre des idées moulinées par les désuétudes à la mode. L’âge n’a fait que souligner, à chaque échelon de la corde du temps, quels nœuds inextricables il eût mieux valu trancher au préalable pour tenter d’être heureux. Tant d’escalades pour redescendre sur terre, tant de détours pour arriver à une pensée de base, à une aspiration originelle : fondée sa destinée sur le désir et son affinement, façonner sa vie pour son bonheur et pour celui de tous.  (…) Le rêve de changer la vie en changeant le monde s’est enseveli dans un cauchemar où règne l’absurde certitude de n’être rien de ce que l’on est, de se battre aux côtés de ceux qui nous combattent, d’être la proie des ombres dans une société de prédateurs. »

EXTRAIT: « Le XXe siècle aura vu, parmi les tourbillons où se noyait la pensée universelle, la conscience ouvrière se diluer et disparaître dans l’abjection mercantile. Quand la grande campagne promotionnelle du consumérisme a décrété la liberté de consommer en pratiquant des prix apparemment accessibles à tous, elle a instauré une démocratie de marché où le produit confère au plus minable des salariés une dignité d’acheteur. (…) Auparavant, les travailleurs, exaltant au fil de beuveries mornes ou joyeuses l’encyclopédie rudimentaire de leur très sommaire existence, ne sous-estimaient ni leur statut d’esclave ni leur volonté de se battre pour s’en affranchir. On leur a jeté comme à des chiens un ersatz de liberté, décalque exact des produits frelatés dont l’avoir leur tenait lieu d’être. Ils ont mordu à l’appât et n’en finissent pas de le recracher. De la conscience régurgitée s’exhale une mauvaise haleine, une odeur de ressentiment. La perspicacité s’est faite amertume. (…) Même si les saillies du plaisir procuraient jadis aux travailleurs une liberté trop hâtivement éjaculée, elles ne les empêchaient pas de parler haut et clair de prolétariat, d’exploiteurs, d’exploités, de révolution, de lutte des classes. « 

EXTRAIT: « Il y a peu, la menace des idéologies collectivistes et nationalistes, où l’organisation pyramidale était tout et l’individu rien, alimentait la résistance et l’animosité de quiconque avait gardé un certain sens de la liberté. (…) Armées, polices, autorités religieuses et idéologiques ne sont plus, dans l’ouest européen, que l’ombre de leur puissance séculaire. Mais la puissance de l’ombre a accompli ce que les pires régimes répressifs n’avaient jamais obtenu : une pensée désincarnée, un esprit de mort vivant. En se délestant de leur contenu, les idées dominantes ont conféré à la nullité substantielle – au rien – une ampleur totalitaire. « 

EXTRAIT: « Beaucoup se résignaient au travail comme à la malédiction d’un destin inexorable et du fond de l’enfer nourrissaient l’espérance d’arracher pour le profit de tous un peu de ce profit exorbitant qu’un petit nombre s’arrogeait. Nietzsche ne s’y est pas trompé, qui voyait dans le socialisme une doctrine d’esclave inspirée par le christianisme. La social-démocratie a fait du week-end un paradis hebdomadaire et de l’émancipation, le rêve d’une longue semaine. « 

EXTRAIT: « Ne sous estimez pas l’amplitude de la vague où une première prise de conscience déferla sous l’écume d’un formidable refus : refus du travail, du sacrifice, des idéologies, de la culpabilité, du pouvoir, de la contrainte, de la prédation appropriative, de la hiérarchie, du maître et de l’esclave, de l’exploitation, de la « vie privée de tout ». (…) Je gage que les enfants du futur, plus réceptifs aux attraits du vivant, accéderont innocemment à cette vie simple, passionnée, luxueuse, que j’ai désirée au prix de tant de difficultés, de doutes, de contrariétés. « 

EXTRAIT: « Ma mère me dépêchait certains jours au Café de la Gare, où les cheminots, après y avoir officié au départ de chaque train, célébraient dès 17 heures la fin illusoire et pathétique d’une aliénation qui hélas, ne cesserait pas pour autant. « 

ENTRE LE DEUIL DU MONDE ET LA JOIE DE VIVRE – Raoul Vaneigem (Editions Verticales 2008)