CONTRIBUTIONS A LA GUERRE EN COURS

[Critique sociale] Extraits du livre de Tiqqun (La Fabrique 2009)

CONTRIBUTIONS A LA GUERRE EN COURS

contributions_a_la_guerreExtrait: « L’ami est celui à qui me lie une élection, une entente, une décision telle que l’accroissement de sa puissance comporte aussi l’accroissement de la mienne. L’ennemi est, de manière symétrique, celui à qui me lie une élection, une mésentente telle que l’accroissement de ma puissance exige que je l’affronte, que j’entame ses forces. / GLOSE: Fulgurante réplique d’Hannah Arendt à un sioniste qui, après la publication d’Eichmann à Jérusalem, et dans le scandale qui s’ensuivit, lui reprochait de ne pas aimer le peuple d’Israël: « Je n’aime pas les peuples. Je n’aime que mes amis. »

Extrait: « Je ne chercherai pas ici à démontrer la permanence de la guerre civile par la célébration plus ou moins sidérée de quelques beaux épisodes de la guerre sociale, ou par la recension des moments d’expression privilégiés de l’antagonisme de classe. Il ne sera pas question de la révolution anglaise, russe ou française, de la Makhnovtchina, de la Commune, de Gracchus Babeuf, de mai 1968 ni même de la guerre d’Espagne. Les historiens m’en sauront gré: je ne rognerai pas leur gagne-pain. Suivant une méthode nettement plus retorse, je montrerai comment la guerre civile se poursuit là même où elle est donnée pour absente, pour provisoirement matée. Il s’agira d’exposer les moyens d’une entreprise continue de dépolitisation qui court jusqu’à nous en partant du Moyen Age, où, c’est bien connu, « tout est politique » (Marx). Autant dire que l’ensemble ne sera pas saisi à partir de la ligne de crête historique, mais depuis une sorte de ligne existentielle de basse altitude continue. »

Extrait: « Ainsi, plus les sociétés se constituent en Etats, plus leurs sujets s’incorporent l’économie. Ils s’auto- et s’entre-surveillent, ils contrôlent leurs émotions, leurs mouvements, leurs penchants, et croient pouvoir exiger des autres la même retenue. Ils veillent à ne jamais s’abandonner là où cela pourrait leur être fatal, et se ménagent un petit coin d’opacité où ils auront tout loisir de « se lâcher ». A l’abri, retranchés à l’intérieur de leurs frontières, ils calculent, ils prévoient, ils se font l’intermédiaire entre le passé et l’avenir, et nouent leur sort à l’enchaînement probable de l’un et de l’autre. C’est cela: ils s’enchaînent, eux-mêmes et les uns aux autres, contre tout débordement. Feinte maîtrise de soi, contention, autorégulation des passions, extraction d’une sphère de la honte et de la peur – la vie nue -, conjuration de toute forme-de-vie, a fortiori de tout jeu élaboré entre elles. »

Extrait: « Depuis la création par Louis XIV de la lieutenance de Paris, la pratique de l’institution policière n’a cessé de témoigner de la façon dont l’Etat moderne a progressivement créé sa société. La police est cette force qui intervient « là où ça ne va pas », c’est à dire là où un antagonisme entre formes-de-vie, une saute d’intensité politique se fait jour. Sous prétexte de préserver de sa main policière un « tissu social » qu’il détruit de l’autre, l’Etat se présente alors comme médiation existentiellement neutre entre les parties et s’impose, par la démesure même de ses moyens de coercition, comme le terrain pacifié de l’affrontement. C’est ainsi, d’après ce scénario invariable, que la police a produit l’espace public, comme espace quadrillé par elle; et c’est ainsi que le langage de l’Etat s’est étendu à la quasi-totalité de l’activité sociale, est devenu le langage social par excellence. »

Extrait: « C’est ainsi que la société impériale s’annonce: comme une immense articulation de dispositifs qui innerve d’une vie électrique l’inertie fondamentale du tissu biopolitique. Dans le quadrillage réticulaire, sans cesse menacé de panne, d’accident, de blocage, de la société impériale, l’Empire est ce qui assure l’élimination des résistances à la circulation, qui liquide les obstacles à la pénétration, à la transpersion de tout par les flux sociaux. Et c’est encore lui qui sécurise les transactions, qui garantit, en un mot, la supraconductivité sociale. Voilà pourquoi l’Empire n’a pas de centre: parce qu’il est ce qui fait que chaque nœud de son réseau puisse en être un. Tout au plus peut on constater le long de l’assemblage mondial des dispositifs locaux des condensations de forces, le déploiement de ces opérations négatives par quoi progresse la transparence impériale. Le Spectacle et le Biopouvoir n’assurent pas moins la normalisation transitive de toutes les situations, leur mise en équivalence, que la continuité intensive des flux.
Certes, il y a des zones d’écrasement, des zones où le contrôle impérial est plus dense qu’ailleurs, où chaque interstice de l’existant paie son tribut au panoptisme général, et où finalement la population ne se distingue plus de la police. Inversement, il y a des zones dont l’Empire semble absent et fait savoir qu’il « n’ose même plus s’y aventurer ». C’est que l’Empire calcule, l’Empire pèse, évalue, puis décide d’être présent ici ou là, de s’y manifester ou de se retirer, et cela en fonction de considérations tactiques. L’Empire n’est pas partout, et n’est absent de nulle part. A la différence de l’Etat moderne, l’Empire ne prétend pas être la chose la plus haute, le souverain toujours visible et toujours éclatant, l’Empire prétend juste être le dernier ressort de chaque situation. »

Extrait: « Toutes les stratégies impériales, c’est à dire aussi bien la polarisation spectaculaire des corps sur des absences adéquates que la terreur constante que l’on s’attache à entretenir, visent à faire que l’Empire n’apparaissent jamais comme tel, comme parti. Cette sorte de paix très spéciale, la paix armée qui caractérise l’ordre impérial s’éprouve comme d’autant plus suffocant qu’elle est elle-même le résultat d’une guerre totale, muette et continue. L’enjeu de l’offensive, ici, n’est pas de remporter quelqu’affrontement, mais au contraire de faire que l’affrontement n’ait pas lieu, de conjurer l’évènement à la racine, de prévenir toute saute d’intensité dans le jeu des formes-de-vie, par quoi du politique adviendrait. Le fait que cela n’arrive est déjà pour l’Empire une victoire massive. Face à « l’ennemi quelconque », face au Parti Imaginaire, sa stratégie est de « substituer à l’évènement que l’on voudrait décisif, mais qui reste aléatoire (la bataille), une série d’actions mineures mais statistiquement efficaces, que nous appellerons par opposition, la non-bataille » (Guy Brossolet, Essai sur la non-bataille 1975)
L’empire ne s’oppose pas à nous comme un sujet qui nous ferait face, mais comme un milieu qui nous est hostile. »

Extrait: « Mais assurer la permanence et la direction du flux molécularisé, relier entre eux les différents dispositifs exige un principe d’équivalence, un principe dynamique distinct de la norme ayant cours dans chaque dispositif. Ce principe d’équivalence, c’est la marchandise. La marchandise, c’est à dire l’argent comme ce qui individue, sépare tous les atomes sociaux, les place seuls face à leur compte en banque comme le chrétien l’était devant son Dieu; l’argent qui nous permet dans le même temps d’entrer continûment dans tous les dispositifs et, à chaque entrée, d’enregistrer une trace de notre position, de notre passage. La marchandise, c’est à dire le travail qui permet de contenir le plus grand nombre des corps dans un certain nombre de dispositifs standardisés, de les forcer à y passer et à y rester, chacun organisant par cv sa propre traçabilité – n’est il pas vrai, au reste, que travailler aujourd’hui n’est plus tant faire quelque chose qu’être quelque chose, et d’abord être disponible ? La marchandise, c’est à dire la reconnaissance grâce à laquelle chacun autogère sa soumission à la police des qualités et maintient avec les autres corps une distance prestidigitatoire, suffisamment grande pour le neutraliser mais pas assez pour l’exclure de la valorisation sociale. Ainsi guidé par la marchandise, le flux des Bloom impose en douceur la nécessité du dispositif qui le comprend. (…)
DESORMAIS, LE MOMENT POLITIQUE DOMINE LE MOMENT ECONOMIQUE; L’enjeu suprême n’est plus l’extraction de plus-value, mais le Contrôle. Le niveau d’extraction de la plus-value lui même n’indique plus que le niveau du Contrôle qui en est localement la condition. Le Capital n’est plus qu’un moyen au service du Contrôle généralisé. Et s’il y a encore un impérialisme de la marchandise, c’est avant tout comme impérialisme des dispositifs qu’il se fait sentir; impérialisme qui répond à une nécessité: celle de la NORMALISATION TRANSITIVE DE TOUTES LES SITUATIONS; Il s’agit d’étendre la circulation entre les dispositifs, car c’est elle qui forme le meilleur vecteur de la traçabilité universelle et de l’ordre des flux. »

Extrait: « Quiconque parle, agit, « vit » dans un dispositif est en quelque manière autorisé par lui. Il est fait auteur de ses actes, de ses paroles, de sa conduite. Le dispositif assure l’intégration, la conversion en identité d’un ensemble hétérogène de discours, de gestes, d’attitudes: d’héccéités. La réversion de tout évènement en identité est ce par quoi les dispositifs imposent un ordre local tyrannique au chaos global de l’Empire. La production de différences, de subjectivités obéit elle aussi à l’impératif binaire: la pacification impériale repose tout entière sur la mise en scène de tant de fausses antinomies, de tant de conflits simulatoires: « Pour ou contre Milosevic », « Pour ou contre Saddam », « Pour ou contre la violence »… Leur activation a l’effet bloomisant que nous savons, et qui finit par obtenir de nous l’indifférence omnilatérale sur quoi s’appuie l’ingérence à plein régime de la police impériale. Ce n’est pas autre chose, la pure sidération devant le jeu impeccable, la vie autonome, la mécanique artiste des dispositifs et des significations, que nous éprouvons devant n’importe quel débat télévisé, pour peu que les acteurs aient un peu de talent. Ainsi, les « anti-mondialisation » opposeront leurs arguments prévisibles aux « néo-libéraux ». Les « syndicats » rejoueront sans fin 1936 face à un éternel Comité des Forges. La police combattra la caillera. Les « fanatiques » affronteront les « démocrates ». Le culte de la maladie croira défier le culte de la santé. Et toute cette agitation binaire sera le meilleur garant du sommeil mondial. C’est ainsi que jour après jour ON nous épargne soigneusement le pénible devoir d’exister. »