DOUCES FESSÉES, PLAISANTES CARESSES

[Fétichisme] Extraits du livre de Sébastien Hubier (Le Murmure 2012)

DOUCES FESSÉES, PLAISANTES CARESSES

douces_fesseesExtrait (p.12): « Nul étonnement dans ces conditions, que, dans le pensionnat catholique où il trouvera refuge, les récits du martyre des saints ne vaillent pas tant pour lui par leur austérité édifiante que par l’exquise volupté des supplices qu’ils mettent en scène. Tous ces textes indiquent également que fessées et fustigations ont une valeur rituelle, ce qui n’est guère pour déconcerter qui se souvient qu’à Rome, lors des Lupercales, chaque 15 février, de jeunes hommes couraient autour de la vieille ville palatine en fouettant femmes et sol en l’honneur de Lupercus, le dieu pastoral – coutumes également centrales dans les cultes de Dionysos, de Cybèle, de Moloch, d’Astarté, de Baal et d’Isis, et qu’on retrouvera, sous une forme un peu différente, au Moyen Age, chez les Flagellants dont le pouvoir fut très grand d’abord en Italie et en Allemagne, puis en France, en Bohême et en Pologne. On le devine, l’intérêt de ce rituel tient à sa dualité: bien que son but avoué soit de maintenir hommes et femmes dans la voie de la tempérance et du devoir, habilement mis en scène, il échauffe les sens (le premier traité physiologique consacré à la flagellation – le De Flagrorum Vsu in Veneria et Lumborum Renumque Officio de Meibomus, édité à Leyde en 1629 – s’intéressait déjà aux vertus aphrodisiaques des châtiments corporels).

Extraits (p.17): « Toutefois, malgré ces élans d’originalité, l’écriture ne reste pas moins attachée à une norme en matière de sexualité et à l’acceptation publique de son expression; et la fessée, comme les autres plaisirs sadomasochistes, est souvent censurée, à l’instar de tous les fantasmes inacceptables, dangereux, pathologiques, perçus comme anormaux, du fait même qu’ils pointent, dans la sphère sexuelle, les rapports qui agissent, de façon concomitante, dans la sphère sociale. Cette réprobation s’est d’ailleurs trouvée accentuée par l’émergence (puis le renforcement) du discours (puis de la pensée) politiquement corrects. Ainsi la sociologue américaine Nancy Friday s’est spécialisée dans l’étude des variantes féminines des fantasmes de viol, de soumission et de brutalité, et en a conclu, sans surprise, que les femmes auraient intégré à leurs obsessions les principes de la société patriarcale. Ce type de raisonnement a conduit les tenants des women’s studies à revoir la distinction entre érotisme et pornographie et, à l’instar d’Ellen Willis, à montrer que si l’érotisme concerne une sensualité fondée sur une affection mutuelle entre deux individus égaux, la pornographie est le reflet d’une sexualité déshumanisée établie sur la domination masculine et l’exploitation des femmes (…) « 

Extraits (p.27): « Pourtant, au-delà des controverses entre adeptes des théories de la katharsis et tenants de celles de l’imitation, il semble que ce soit du côté du jeu qu’il faille chercher l’intérêt de la pornographie en général et, plus spécifiquement, des représentations de charmants supplices tels que la fessée ou la flagellation – étant entendu, comme l’a démontré Jacques Henriot, que la « distance est la forme initiale du jeu », que « pour jouer, il faut savoir entrer dans le jeu » et que pour ce faire, il convient d’avoir une « compréhension préalable du sens du jeu »: tout le monde ne sait pas jouer, pas plus que tout le monde ne sait lire. Mais l’érotisme, qui au contraire de la pornographie est souvent connoté méliorativement, peut lui aussi obéir à des régles esthétiques conventionnelles et l’art n’y trouve pas toujours son compte; de sorte que l’opposition établie au sein des études culturelles entre ces deux registres est souvent stratégiques – ou démagogique -, fondée sur un prétendu clivage du désir sexuel: une inclinaison louable et émancipatrice d’une part, une tendance indigne et oppressive de l’autre. »

Extrait (p.37): « D’autre part, le mélange de ces deux registres fonde une dialectique particulièrement intéressante entre fragmentation (pornographique) et narration continue (érotique), entre nouveauté et immédiate reconnaissance intertextuelle. Car ce que représentent avec maestria fessées et flagellations, c’est combien pornographie et érotisme s’inscrivent dans une chaîne de références; et l’excitation sexuelle se double, chez qui lit bien et sait bien voir, du plaisir de savoir – le libertin, ce relais des regards et désirs du lecteur, étant aussi toujours un érudit et un esthète. »

Extrait (p.42): « Or, si, renonçant au lansonisme qui éreinte nos universités, on acceptait enfin de joindre sociologie, anthropologie et formalisme, on comprendrait pourquoi la postmodernité érotique et/ou pornographique prise tant flagellations et fessées. D’une part, ces supplices ambigus qui mêlent docilité et brusquerie favorisent le recours à la référence, à la citation. (…) D’autre part, le récit de raclées érotiques correspond à une vision du monde marquée par les rapports d’emprise et d’inféodation; en foi de quoi les représentations sadiques et masochistes ne seraient jamais plus fréquentes qu’au moment où elles représentent en miniature, dans les fictions, les relations sociales prégnantes. »

Extrait (p.46): « C’est pourtant parce qu’elle est essentiellement transgressive que la pornographie induit la dramatisation de tabous sans cesse renversés, dissimulés, réarticulés: inceste, masturbation, exhibition -voulue ou non-, domination, fessées et flagellations – tantôt poignantes, tantôt burlesques. Ces activités révèlent que ni la pornographie ni l’érotisme ne sont strictement réductibles à des intrigues stéréotypées, au spectacle d’actions mécaniques, à une machinerie morbide, à des descriptions affectées, à une forme dévaluée de la sexualité et à l’absence totale de sensualité – ce dont ils sont néanmoins parfois la marque. La pornographie, dont les diverses formes de fustigation ne sont qu’un concentré mis en abyme, peut également apparaître comme un jeu, comme une érotisation du pouvoir plutôt que de la violence et comme une subversion des relations de domination. »