LE GOÛT DE L’EMEUTE

[Revolte Paris Belle-Epoque] Extraits du livre d’Anne Steiner (L’Echappée 2012)

LE GOÛT DE L’EMEUTE – MANIFESTATIONS ET VIOLENCES DE RUE DANS PARIS ET SA BANLIEUE A LA « BELLE EPOQUE »

le_gout_de_lemeuteExtrait: « A Paris, 45000 policiers et soldats avaient été mobilisés pour le maintien de l’ordre, et des responsables syndicaux furent arrêtés à titre préventif. La garde à cheval tourna sans répit place de la République, effectuant la manoeuvre dite du manège, rendant impossible tout regroupement. Ce fut dans les rues adjacentes que les échauffourés se produisirent, en particulier rue de Belleville, où un funiculaire fut renversé et des barricades dressées. Le dispositif utilisé, s’il fut assez efficace pour empêcher la tenue d’une grande manifestation, contribua de façon paradoxale à la réussite de cette journée en renforçant la peur des uns et la combativité des autres. »

Extrait: « En avril 1905, socialistes réformistes et socialistes révolutionnaires s’étaient reunis au sein de la même organisation, la SFIO, qui reconnaissait la validité de la doctrine marxiste de la lutte des classes et qui refusait toute participation à un gouvernement bourgeois. A court terme cependant, l’organisation, en acceptant la participation au jeu électoral, s’était engagée dans la voie du réformisme, même si avec seulement 54 députés élus en mai 1906, les socialistes unifiés restaient cantonnés à un rôle d’opposition parlementaire. Au sein de la SFIO subsistait cependant un courant purement insurrectionnaliste incarné par Gustave Hervé, fondateur en 1906 de La Guerre Sociale. Cet hebdomadaire, animé par une équipe de socialistes, de syndicalistes et de communistes libertaires, se voulaient ouvert « à tous ceux qui travaillent, autrement que par l’action légale, à l’expropriation de la bourgeoisie capitaliste en vue de la socialisation des moyens de production ».

Extrait: « La figure de l’ennemi par excellence est celle du policier, victime de tentatives de lynchage quand il circule seul, mais aussi de l’indifférent, de celui qui ne partage ni l’indignation, ni le deuil des émeutiers: le commerçant qui tient boutique sans au minimum arborer un crêpe noir sur sa devanture, le travailleur qui ne chôme pas, le badaud qui passe son chemin. C’est pourquoi les passagers des bus et des tramways sont sortis sans ménagement des véhicules promis aux flammes et que les conducteurs sont parfois molestés. La position de classe n’est pas oubliée: à Villeneuve, des voitures sont prises pour cibles en tant que symboles de richesse, et boulevard de Courcelles, des pierres sont jetés sur les vitres d’immeubles bourgeois. Ces foules sans leaders ni organisation, sans autre but que de dire leur indignation, ne sont pas sans paroles ni symboles. Elles ont leurs emblèmes: le drapeau rouge et le drapeau noir, les bannières des sections syndicales, l’églantine à la boutonnière, les rubans rouges dans les cheveux. »

Extrait: « Alors la solidarité s’organisa, les enfants en âge de se débrouiller furent confiés à des familles d’autres communes tandis que des collectes étaient organisées pour subventionner la « soupe communiste » servie chaque jour aux familles de grévistes. Des barrages furent établis à la porte des usines pour empêcher l’entrée des matières premières et la sortie des boutons, et pour persuader ceux qui travaillaient encore de rejoindre le mouvement. A l’appel du maire de la commune, Troisoeufs, qui était également patron boutonnier, les gendarmes s’installèrent à Lormaison pour défendre « la liberté du travail » et, en moins de deux semaines, ils arrêtèrent une vingtaine de grévistes accusés de représailles à l’égard des jaunes, de bris de matériel ou d’injures aux forces de l’ordre. La mobilisation ne fléchissant pas malgré les menaces de renvoi, les patrons finirent par s’asseoir à la table des négociations. »

Extrait: « Pour empêcher le départ des neuf autres personnes arrêtées, les habitants accoururent en masse et entourèrent les fourgons cellulaires que gardaient 200 hussards. Le jeune lieutenant qui commandait le détachement, monocle à l’oeil, narguait la foule en faisant des moulinets avec son sabre. Pour écarter les plus hardies des femmes qui tentaient coûte que coûte d’approcher les prisonniers, il s’amusa à taquiner leur sein de la pointe de la lame. Et pour bien leur montrer le mépris dans lequel il les tenait, il eut ce geste obscène qu’en argot de l’époque on appelait « tailler une basane ». Un geste qui décupla la rage des grévistes: des insultes fusèrent, des pierres furent lancées. Alors la troupe chargea cette foule désarmée, composée en grande partie de femmes et d’enfants: il y eut dix blessés graves et trois manifestants arrêtés. »

Extrait: « A vingt-trois heures trente, l’émeute avait atteint son point paroxystique. A l’angle de la rue de Tocqueville et de la place Villiers, trois autobus bondés de voyageurs furent bloqués par les manifestants qui sommèrent les passagers de descendre, bousculant ceux qui tardaient à s’exécuter. Il fallait ce soir là choisir son camp! Pour les manifestants, quiconque ne protestait pas avec eux contre l’exécution de Ferrer se situait dans le camp de ses persécuteurs et ne méritait pas d’être ménagé. A peine le dernier voyageur sorti, la foule se précipita pour ouvrir les réservoirs d’alcool des véhicules avant d’y mettre le feu. L’avenue Villiers s’en trouva tout illuminée. Une foule immense s’y trouvait encore massée, resserrant les rangs entre deux charges, tremblant d’indignation et de colère, ivre de sa force et meurtrie de son impuissance. Les pompiers, accueillis par des projectiles et des sifflets, furent dans l’incapacité d’agir et laissèrent les carcasses se consumer jusqu’à une heure avancée de la nuit. »

Extrait: « Plutôt que de s’engager dans la rue Trousseau comme les organisateurs le leur demandaient, les manifestants suivirent la rue du faubourg Saint Antoine jusqu’à la place de la Nation: ils y avaient quelques comptes à régler. Devant le numéro 210, siège de la maison Sanyas et Popot, gardé par une vingtaine de policiers en faction, ils marquèrent un temps d’arrêt et on entendit monter une clameur: « Assassins! Assassins! », « Hou! hou! la police! » et « Vive la Commune! ». Des pierres furent lancées en direction des vitres et cinq coups de feu partirent, provoquant un mouvement de panique dans la foule. Une balle traversa la main de l’agent Dautel qui fut aussi frappé à la tête à coups de parapluie. Plus tard, dans l’après-midi, l’établissement finit par être totalement mis à sac par les derniers manifestants, nullement impressionnés par la présence de policiers brandissant leurs armes pour les dissuader d’entrer. Un peu plus loin, à la hauteur de l’hôpital Saint Antoine, le poste de police Sainte Marguerite fut pris pour cible: l’agent Vidal qui tentait de s’interposer reçut des coups de canne ferrée sur la tête tandis que retentissaient les cris de « Mort aux vaches! Mort aux flics! » et « Assassins! Assassins! » scandés par une foule que la vue du moindre képis jetait hors d’elle. Toutes les vitres du poste volèrent en éclats, et tout ce qui pouvait être saccagé à l’intérieur le fut. A l’angle de la rue Crozatier, deux policiers isolés furent durement malmenés. Puis un agent en bicyclette place de la Nation essuya quelques tirs. »

Extrait: « Les jours suivants, une formidable campagne de presse contre l’insécurité se déploya. Pour tous les journalistes, il était entendu que Liabeuf était un apache. Et la démesure de son acte apparaissait comme la preuve de la faiblesse du gouvernement face à la montée de la criminalité juvénile. Les journaux conservateurs dénonçaient l’humanitarisme des radicaux au pouvoir. Il fallait, selon eux, autoriser les policiers à faire plus facilement usage de leurs armes, ne plus accorder de libération anticipée aux prisonniers et appliquer plus systématiquement la peine de mort. On reprochait aux magistrats d’être trop cléments et aux nouvelles prisons d’être trop confortables. Les apaches y avaient bon gîte, s’indignait Ernest Laut dans le Petit Journal. »