PASSAGES A L’ACTE

[Luttes 1970’s] Extraits du Livre de Bommi Baumann (Nautilus 2008)

PASSAGES A L’ACTE – VIOLENCE POLITIQUE DANS LE BERLIN DES ANNEES 70

Passage_a_lacteExtrait: « Dans la Gedächtniskirche, la naissance de la contestation était un truc exclusivement prolétarien. Un ouvrier est naturellement plus sensible au rock qu’un intellectuel. Pour toi, ça passe un peu plus par le corps; tout est fait pour dresser ton corps et non pas la tête; et la danse te convient parfaitement puisque tu es plus terre à terre si on peut dire. Une musique comme ça, c’est quelque chose de corporel, déjà rien que dans le feeling. Le message du rock, est d’ailleurs, en gros, baiser, faire l’amour, peu importe le terme que tu emploies. Make love not war, encore un de ces fameux slogans. C’est bien sur plus facile à piger ou à vivre pour un ouvrier. »

Extrait: « Oser se lancer de la Gedächtniskirche vers le SDS (Union des étudiants socialistes allemands), c’était un sacré pari. Je me suis dit: mes capacités intellectuelles sont restées en friche, elles n’ont jamais été utilisées. Et comme je voulais absolument rattraper ça, du coup en 1966 je suis allé en formation permanente suivre les cours du soir. Parmi les élèves, il y avait des gens déjà engagés politiquement et qui tripaient plutôt sur ça. Pour ma part, j’étais d’avantage branché sur la musique et sur des trucs plutôt hippies, comme on dit maintenant, c’est à dire sur la culture underground. Etant donné que la vie quotidienne me posait des problèmes, ce qui m’attirait c’était plutôt le culturel que le politique. C’est ainsi que je me suis retrouvé au SDS fin 1966 début 1967, il va de soi que c’est avec les gens de la C.1 (Commune 1) que ça a le mieux collé. »

Extrait: « C’est à cette époque aussi qu’a eu lieu l’incendie d’un grand magasin à Francfort. La C.1 s’est désolidarisée de cette action dans une prise de position publiée dans le Spiegel, un peu de la même façon que tout le monde a rejeté mon histoire de pneus crevés pour laquelle j’étais embarqué au même moment. Moi, j’ai évidemment pris parti pour Baader, Ensslin, Proll et Söhnlein, les incendiaires du grand magasin. Cette action était, c’est évident, bien supérieure à la mienne. Contrairement à tous les autres, ça m’a botté. Eux l’analysaient comme une défaillance psychologique, comme un désir d’être mis en taule de la part des auteurs. Leur unique explication était d’ordre psychologique: à leur avis, un comportement aussi dilletante suivi immédiatement par des arrestations, ça n’avait plus rien de politique. Or, c’est précisément ce dérapage psychologique plutôt que l’action elle-même qui a déclenché en moi un sentiment de solidarité et de sympathie. A l’époque je me foutais royalement de l’incendie d’un grand magasin. L’important, c’était l’existence de gens capables de sortir du cadre habituel, prêts à faire des actions comme ça, même s’ils s’étaient mal débrouillés au point d’avoir été chopés. »

Extrait: « Pas de problème, il fallait réagir, cogner, et sans pitié. C’est pourquoi on s’est dirigé à toute allure sur la maison de Springer pour y balancer des pierres. Certains pourtant ne participaient qu’à contrecoeur; seuls les premiers rangs fonçaient comme des fous. Les autres ne bougeaient pas ou nous retiraient les pierres des mains. Je jure que ça m’est arrivé. Ensuite par hasard, j’ai rencontré l’ami Peter Urbach. Il transportait ces merveilleux cocktails Molotov que d’autres avaient déjà commencé à faire péter. On est allé chercher les cocks dans sa bagnole pour les balancer sur les voitures de livraison de Springer; ça valait le coup. En fait, c’est à ce moment là que j’ai pigé le rapport lutte de masse/terrorisme; j’ai enfin vu clair sur ce problème qui m’asticotait depuis toujours: c’est une bénédiction pour un mouvement révolutionnaire qu’un groupe décidé apporte aux masses son soutien grâce au terrorisme. »

Extrait: « De l’été 1969 jusqu’au début de 1970, ça a été vraiment un moment super; presque toute une année, on s’est baladé dans Berlin avec en poche rien d’autre que du shit, une pince monseigneur et un peu de fric, habillés de vêtements excentriques; on était toute une bande de loulous à flâner par-ci par-là, tout en étant organisés de manière à pouvoir passer à l’action à tout moment. Bien entendu, les nouvelles activités ne manquaient pas, comme la création du journal underground 883 auquel on a participé dès le premier numéro en y publiant chaque semaine des articles. Puis on a donné enfin un nom à toute cette bande hétéroclite: le Quartier général des Rebelles du hasch. Fumer de la came c’était, à notre avis, important; qu’on ait été des rebelles, ça ne faisait pas l’ombre d’un doute; et l’expression « quartier général » était tout simplement une allusion ironique à tous ces groupes politiques qui se baptisaient généralement quartier général. A l’époque, il devait bien y avoir un millier de quartiers généraux, ce qui fait que le sens ironique de cette appellation sautait aux yeux. »

Extrait: « A cette époque, dix ou douze attentats ont eu lieu. Chaque fois accompagnés d’un tract, ils s’attaquaient à des juges, des procureurs, des directeurs de prison et à toutes sortes de crapules. Ces tracts étaient adressés à la DPA et au 883; pour ce journal, le texte était plus détaillé. Mais à chaque attentat la signature changeait. Ainsi, en une seule nuit, vingt groupes différents surgissaient, suggérant la naissance spontanée d’une immense armée populaire prête à passer à l’action. On voulait à tout prix créer une confusion totale chez les flics et faire croire aux gens qu’on était très nombreux. En fait, on n’a jamais été plus de dix, en gros. »

Extrait: « Dès la dislocation du Blues, la RAF, qui s’était quasiment constituée grâce à l’existence de notre groupe, a accru son autorité. Son développement s’explique par la critique qu’elle a développée contre nous, à savoir que le Blues n’était qu’un ramassis de farfelus, de dilletantes un peu crétins qui ne prenait pas au sérieux le travail politique. Des fous infrapolitiques en quelque sorte. A partir de là, l’appareil d’Etat s’est tourné de toute sa force contre la RAF, car elle avait choisi délibérément une rupture totale: dès l’entrée à la fraction, ses membres disparaissaient complètement, changeant d’immeuble, se faisant couper les cheveux courts, garants leurs grosses bagnoles devant leurs appartements et se servant délibérément du flingue. La RAF a été le premier groupe à utiliser des armes. L’utilisation des armes n’avait jamais été notre fort; d’ailleurs, on n’en possédait pas. Notre tactique était différente, nos seuls moyens de défense étaient de poser des bombes ou de jeter des cocktails Molotov pendant les combats de rue. Bien sûr, on aurait été amenés à se servir de flingues, mais pour la RAF, c’était un a priori. Baader était mon voisin de cellule à l’hôpital de la prison de Moabit. »

Extrait: « On a alors décidé de ne pas agir comme la RAF: on resterait dans notre ville, Berlin, parce que c’était l’endroit qu’on connaissait le mieux, on n’avait pas l’intention de se mettre à sillonner l’Allemagne comme des cons en BMW. On a choisi Kreuzberg comme quartier général. La composition sociale de cette zone s’était tellement transformée qu’il n’y restait pratiquement plus que des Turcs, du lumpen et quelques familles ouvrières vraiment très pauvres avec des ribambelles d’enfants et les drop-out (les marginaux). Kreuzberg est le seul quartier pauvre à Berlin et le plus épouvantable sur un certain plan. Notre ancien groupe, tout comme l’ensemble du milieu des Rebelles du hasch, ne s’intéressait plus qu’à la came, à Haré Krishna et à des conneries de ce genre; il n’y avait vraiment plus rien à faire avec eux. Leurs seules manifestations tournées vers l’extérieur consistaient à se présenter comme des apôtres macrobiotiques et des moines Haré Krishna. (…) On s’est donc branché sur le milieu des apprentis et des jeunes ouvriers de Kreuzberg. »

Extrait: « Tout cela pour dire que c’est complètement con de fabriquer des martyrs chrétiens. On n’a jamais caché qu’on attaquait cette société pourrie les armes à la main et qu’on était prêts à tirer les premiers. C’est pourquoi on porte des flingues et que, lorsque la situation l’exige, on tire, ça va de soi. Ton frère est tombé au combat pour la cause qui fait descendre dans la rue des gens avec des drapeaux rouges: lui, il est tombé l’arme à la main, c’est la seule différence. Il faudrait que la gauche admette de voir en lui, non un martyr chrétien mais un combattant, un anarchiste tombé au combat en étant resté conséquent jusqu’au bout. »

Extrait: « A mon avis, c’est le refus du plaisir qui a fait éclater progressivement notre groupe, en faisant flipper de plus en plus de copains. On s’est mis à tenir compte des critiques de la RAF qui racontait constamment: vous vous trimballez dans quantité d’appartements, vous baisez des nanas du matin au soir, vous fumez du hasch, etc., ça vous fait sûrement plaisir, mais on n’est pas là pour rigoler car l’action révolutionnaire, c’est un travail sérieux et difficile. Pour moi, le refus du plaisir est une conséquence de la rigidité des étudiants. La joie, sans laquelle il n’y a pas de révolution, leur manque totalement. Pendant la Commune de Paris, ce n’est pas avec un visage rageur et un numéro sur le dos que les gens sont montés sur les barricades, mais en chantant. (…) De même, c’était précisément nos façons de faire un peu délirantes et les gags qui arrivaient de temps en temps qui, par leur cocasserie, rendaient tout ça vivable, tout en perpétuant le mode de vie du Blues. »

Extrait: « La décision de se lancer dans le terrorisme est prédéterminée par le psychisme. Je peux m’en rendre compte aujourd’hui pour mon cas personnel: c’est tout simplement une peur de l’amour. On fuit devant l’amour pour se réfugier dans une sorte de violence absolue. Si j’avais vraiment fait, autrefois, l’expérience de l’amour dans toutes ses dimensions, je n’aurais pas fait ce que j’ai fait. Je m’en serais rendu compte autrement. Le seul moment où j’aurais pu m’en apercevoir, c’est quand j’étais avec Hella. Et c’est juste à ce moment là qu’on m’a foutu en taule, une raison de plus pour déconner. La seule chose qu’engendre la taule, c’est de la haine; et comme, en plus, les flics ont ensuite démoli Hella sur son lit d’hôpital, cette haine s’est décuplée. (…) La peur de la liberté est une composante de la psychologie des masses. Cette peur se fonde sur l’absence de savoir car l’éducation qu’on reçoit aujourd’hui nous apprend à avoir peur de ce qu’on ne connaît pas. C’est la même chose pour la peur de l’amour, peur dont j’ai découvert l’existence au terme de mon engagement. »