RIOT GRRRLS CHRONIQUE D’UNE REVOLUTION PUNK FEMINISTE

[Punk 90’s] Extraits du livre de Manon Labry (Zones 2016)

RIOT GRRRLS – CHRONIQUE D’UNE REVOLUTION PUNK FEMINISTE

riot_grrrls_zonesExtrait (p.22): « Encore aujourd’hui, je trouve qu’aucun groupe mainstream n’est allé aussi loin dans l’irrévérence génialement intelligente que L7. Ca n’est pas de la nostalgie, c’est un constat, et j’engage le lectorat à me prouver le contraire (je serais tellement contente qu’on m’oppose la contre-preuve, vraiment faites vous plaisir). Alors à l’époque… Des riffs de guitare qui donnent à penser qu’elles ont éclusé du métal en fusion par litrons depuis leurs plus tendres années, des dégaines de l’espace et du talent dans le maintien (Jennifer Finch pieds nus en bermuda qui secoue sa chevelure effrénément sans que sa ligne de basse ne soit altérée d’un iota, sans doute un des plus grands moments du rock’n’roll), un humour franchement tordant, mais aussi, on a tendance à l’oublier, une radicalité très politique sans trop en avoir l’air: le quator fait notamment imploser les normes de genre en plein vol, pour le plus grand plaisir des demoiselles en saturation de codes suffocants. « Tellement de clit qu’elles ont pas besoin de boules/ […] les hétéras rêveraient d’être gouines » comme è disent avec leur proverbiale classe, dans une chanson qui rend d’ailleurs hommage à la batteuse de Lunachicks. Je ne peux m^^eme pas imaginer ce que ça du faire comme effet à la meuf lambda strangulée par ces codes de mettre pour la première fois dans son walkman Smell the Magic en 1990. »

Extrait (p.31): « La petite ville universitaire d’Eugene a beau être sympatoche, elle ne présente cependant pas les mêmes intérêts qu’Olympia, undergroundement parlant. Du coup, la plupart des week-ends, le combo de choc, qui s’ennuie un chouïa sous la flotte dans sa ville de hippies, covoiture pour faire le voyage vers la Mecque du sous-sol sonique. Elles se prennent de passion pour cet univers musical aventureux, décomplexé et décomplexant, et lient peu à peu amitié avec les figures clés de ce petit monde. C’est sans doute lors de l’une de ces escapades quasi hebdomadaires qu’elles repartent avec l’un des premiers numéros de Jigsaw en poche, le genre de chose qui peut changer le cours d’une vie, pour peu qu’on mette toutes les chances de son côté. Jigsaw continue de catalyser doucement les énergies : les deux amies sont à ce point enthousiasmées par le contenu radical et érudit du fanzine, qui joue sur toutes leurs cordes sensibles, que Molly Neuman écrit à son tour à Tobi Vail pour lui faire part de leurs idées et de leurs projets. À l’époque, elles souhaitent avant tout parler, et consigner des informations sur la scène qui les passionne, et plus spécifiquement sur les groupes entièrement ou majoritairement féminins, dont elles déplorent constamment la significative absence dans les médias, même underground. Elles mûrissent alors un projet d’émission radio qui, faute de radio, ne verra jamais le jour. Quand Tobi Vail leur suggère d’écrire un fanzine, elles s’avisent que oui, ça tombe sous le sens. »

Extrait (p.44): « Et banco, je vous le donne en mille, ce sera aussi le cas de Bikini Kill. En mai et juin, le groupe part en tournée américaine en première partie de Nation of Ulysses, une tournée qui doit précisément s’achever sur une date à Washington DC. Lorsque Wolfe et Neuman font part à Bikini Kill de leur dessein estival, cela fait vite pencher la balance, malgré le fait que trois d’entre elleux soient Scorpion (oui, j’ai un petit penchant pour l’astrologie. Y a pas de mal à préférer ça à Freud comme grille d’analyse, c’est beaucoup moins nocif pour les femmes, croyez-moi, et sinon demandez à ma mère). Mais qui sont ces Nation of Ulysses ? Selon leurs propres dires, ça « n’est pas un groupe, mais un parti terroriste et un groupe politique », dont le premier album, 13-Point Program to Destroy America, explicite l’ordre du jour. En gros, c’est un groupe de hardcore néo-situationniste, très versé dans la théorie, pro-kids et anti-adultes, qui a aussi son fanzine, un fanzine qui raconte des histoires vraies ou fausses, d’une manière pas toujours limpide et ce volontairement : pour Nation of Ulysses, l’essentiel, c’est le concept, et les politiques de l’esthétique. Et sur ces deux derniers points, on se souvient que celle qui en connaît un rayon, c’est Tobi Vail. Quand Nation of Ulysses pointe son nez à Olympia en 1990 pour enregistrer son premier 45-tours, le courant passe donc assez vite. »

Extrait (p.52): « Si la scène hardcore de DC, au début des années 1990, est beaucoup plus mâle qu’elle ne l’était auparavant, et si les figures proéminentes du courant sont sans conteste des « ils », un certain nombre de femmes continuent de graviter dans le milieu et d’y jouer un rôle important. Il y a Kristin Thomson et Jenny Toomey, bénévoles à Positive Force, qui ont monté un label DIY, Simple Machines, au départ pour leur propre groupe, Tsunami, et ceux de leurs ami-e-s. Finalement, le label finira par sortir plus de quatre-vingts enregistrements sur huit ans d’existence. En 1991, elles rédigent aussi un Guide to Putting Out Records, un genre de fanzine où elles décrivent la marche à suivre et les étapes pour monter son propre label, et qu’elles distribuent gratuitement. Au total, elles en feront quatre rééditions, et en expédieront plus de 8 000 exemplaires. Il y a Jen Smith, qui s’est déjà liée d’amitié avec les Bratmobileuses, et est devenue contributrice à Girl Germs ; il y a Mary Timony et Christina Billotte, qui forment la moitié d’Autoclave (Billotte jouera ensuite dans Slant 6, un autre groupe entièrement féminin) ; il y a Sharon Cheslow, qui a tout vu depuis le début à DC, en faisant partie de l’un des premiers groupes de hardcore entièrement féminin à se faire une place dans la scène à partir de 1981 (et non sans mal). Cheslow est aussi coauteure (aux côtés de Cynthia Connolly et Leslie Clague) du livre Banned in DC, sorti pour la première fois en 1988, et éditrice du fanzine Interrobang ? ! Cheslow, c’est l’œil de Moscou gentil du hardcore, une archiviste et historienne incollable, notamment en ce qui concerne les groupes pour tout ou partie féminins. En 1991, Cheslow n’habite plus DC, mais, coïncidence – je ne pense pas –, elle est venue y passer l’été, ce qui lui permettra entre autres de monter un side project avec Kathleen Hanna, pendant ces quelques mois, un groupe appelé Suture.b Allez, on a quoi, une douzaine de forces vives en présence, peut-être plus, mais l’histoire est encore obscure, eh bien cela va suffire à transformer la planète. Je n’exagère pas. Tu parles de forces, cela dit. C’est le nucléaire de l’underground qui est en train de fissionner, là. Toutes ces solitudes et ces frustrations qui ont duré si longtemps et qui pètent d’un coup à la vue de tous ces possibles ensemble, forcément (entendons-nous bien, ce nucléaire est partout et peut fissionner à tout moment – si les solitudes et les frustrations avaient disparu, cela se saurait)… Reste à savoir que faire avec toutes ces envies, et comment se mettre en contact avec d’autres filles, parce que c’est sûr, maintenant on sait qu’il ne peut pas en être autrement, elles sont légion. »

Extrait (p.72): « Les choses commencent à être plus sérieusement mises à plat. Pendant l’année précédente, la colère était là et bien là. On savait qu’on se battait pour de bonnes raisons, les premières étant les plus dommageablement visibles, comme je disais. Mais on s’était presque associés par magie, sans trop mentaliser la panacée que c’était de ne même pas avoir à parler pour se comprendre. Vu la tournure que prennent les choses, en ce début d’automne 1991, il faut cependant commencer à imaginer que tout ça va dépasser la petite sphère qui a donné le coup de pied dans la fourmilière, et que par conséquent il faut qu’il y ait des choses écrites qui n’explicitent pas ce qui se passe sinon c’est trop limitatif, mais qui donnent une idée de ce qui pourrait se passer. Ce fanzine, c’est aussi le moment où la critique de la connexité entre capitalisme et patriarcat commence à être plus clairement articulée. Et quand je dis capitalisme, je me range derrière leur conception du capitalisme : un système simpliste en apparence, qui pense en pour et contre et en noir ou blanc, mais qui en définitive a mis les pires graines d’idées dans ta tronche depuis des milliers d’années. C’est donc qu’il n’est pas si simpliste. C’est donc aussi – mais ça, ce sont mes idées de vieille conne pessimiste – que si on ne veut pas faire autrement à force de tous ces siècles, c’est qu’on ne peut pas faire autrement. Bref, les riot grrrls en devenir ont le mérite de poser la question. Les questions. Elles n’ont jamais prétendu répondre à quoi que ce soit. Et c’est bien ça que je trouve fabuleux. Il n’y a rien de plus radical contre un système qui lutte pour sa propre cohérence que de rester insaisissable et de laisser les réponses en suspens. Et ce n’est pas aussi simple que ça en a l’air. Que dit donc ce premier manifeste, édicté de manière provisoirement définitive par la déléguée à la communication contradictoire, Kathleen Hanna ? »

Extrait (p.87): « Quand Bratmobile et Heavens to Betsy arrivent à DC en juillet, les choses sont en train de prendre un tour nouveau. L’armée des femmes commence à sérieusement faire flipper le FBI. Bikini Kill lance l’une des nombreuses déclarations de guerre devant le Capitole, où siège la Cour suprême, lors d’un concert-manifestation où se produit aussi Fugazi. Un rassemblement destiné à dénoncer les politiques droitières de Bush Papa, soutenues par le Sénat, qui se double d’une résonance toute particulière pour les riot grrrls : le droit à l’avortement est en effet sérieusement menacé en 1992, date où la Cour suprême est à deux doigts d’infirmer les décisions rendues au procès Roe vs Wade, qui avait abouti en 1973 à la légalisation de l’IVG. Si la loi est finalement maintenue, il n’en demeure pas moins que la possibilité est à ce moment-là accordée aux États d’adopter individuellement des mesures restrictives. Bikini Kill commence ce jour-là par la désormais traditionnelle annonce : « Plus y aura de filles devant, mieux ce sera. Et si quelqu’un vous emmerde pendant le concert pour une raison X ou Y, et que vous avez besoin de venir devant, venez devant et asseyez-vous sur la scène, et éloignez-vous de ça et dites-le-nous, parce que ce ne devrait pas être de la responsabilité d’une seule personne dans la foule d’avoir à gérer des connards. » Et d’enchaîner sur « Girl soldier », interprétée en trio. C’est l’une des plus anciennes archives vidéo du groupe que l’on puisse trouver facilement, sortie des profondeurs de la mémoire VHS il y a quelques mois seulement, et c’est aussi l’une des plus poignantes selon moi, allez y jeter un œil, ça vaut le détour. Poignant dans le texte : « J’ai enduré tellement de saloperies de sortes de mensonges pour toi/Je hurle avec mes mains dans mon cœur/j’ai plongé dans tes foutus yeux morts/Tu écartes mes jambes/Je parie que vous n’avez pas remarqué pourquoi on pleurait/Je parie que vous n’en avez rien à foutre/Après tout ce ne sont que des femmes qui mouraient/Après tout ce ne sont que des femmes qui mouraient/Après tout ce ne sont que des filles qui mouraient/La guerre/À la maison/C’est ici/Aujourd’hui/Cette foule/Ta maison/Toujours/Fille soldate. »

Extrait (p.96): « Il me semble que le problème de la race est trop souvent traité de manière un peu simpliste lorsqu’il s’agit de raconter l’histoire des riot grrrls (comme, probablement, il est aussi traité de manière réductrice quand il s’agit de raconter l’histoire des féministes de la « seconde vague »). Trop simpliste, mais peut-être surtout trop blanchissante. Je vais anticiper un peu sur la suite et la fin de mon propos ici, mais il est important de souligner plusieurs choses. Dans quasiment tous les récits qui se penchent sur le courant riot grrrl, il est fait état de l’échec de ces dernières en matière de mixité raciale (et, dans une moindre mesure, de classes). C’est bien gentil et ça donne bonne conscience à tout le monde de le dire, mais de quel courant riot grrrl parle-t-on exactement ? Parle-t-on de la Trinité des groupes initiaux qui ont très largement contribué à ce que la tendance se développe ? Dans ce cas, c’est indéniable. Parle-t-on des tout premiers collectifs olympien et washingtonien ? Dans ce cas, c’est difficilement contestable également. Mais peut-être que déjà si l’on inclut riot grrrl NYC dans ces tout premiers collectifs, c’est un tantinet davantage litigieux. Le hic majeur, c’est que contrairement à ce que l’on pourrait penser en lisant ce livre, mais là aussi je vais m’expliquer, le courant riot grrrl ne s’est jamais arrêté à ces premiers groupes et collectifs qui ont été au fil du temps rendus (seuls ?) visibles par les comptes rendus plus ou moins mainstream du phénomène. Le hic majeur, c’est que, en affirmant à tire-larigot que les riot grrrls ont échoué en matière de mixité, on passe l’éponge qui lave plus blanc que blanc sur les innombrables contributions des grrrls de couleur qui sont venues enrichir le courant, notamment en le critiquant. Jamais personne n’a dit que tout le monde devait être d’accord, c’est même énoncé d’emblée dans l’un des premiers numéros de riot grrrl, le zine. Et c’était énoncé ailleurs avant dans une fiction réelle aussi vraie que la réalité fictionnelle : « Ils parlent toujours d’unité. “On a besoin d’unité d’unité.” Moi je dis toujours, si tu étais l’armée et l’école et la tête des institutions de santé et la tête du gouvernement, et que vous aviez tous des flingues. Qu’est-ce que tu préférerais voir arriver à ta porte ? UN lion, unifié, ou cinq cents souris ? Ma réponse, c’est que cinq cents souris peuvent faire beaucoup de dégâts et de disruption… » Ce que je veux dire, c’est que tous ces récits inexacts, d’une part, taisent le travail d’une grosse partie des riot grrrls, nommément les riot grrrls de couleur, qui cumulent les tares pour l’archive, d’autre part perpétuent ce mythe nocif de l’unité absolue sous la bannière écrite en lettres capitales d’une vérité absolue qui n’existe pas plus que le reste. Et de renquiller immédiatement tous les imaginaires vers tous les clichés visuels et idéels d’une révolution immédiate improbable qui ne fait en fait qu’étayer le système tel qu’il est. Le pire, c’est que ce n’est même pas conscient, tout ça. Pour l’instant, on préfère se donner bonne conscience en montrant du doigt les failles des autres. Mais, finalement, pour notre armée, ça n’est peut-être pas si mal. Attention, je ne minimise pas les erreurs des réseaux riot grrrl en matière d’inclusivité. Non plus que je ne nie le fait que les premiers collectifs étaient très effectivement majoritairement blancs. Non plus que tout ça ait bien déraillé quand les médias se sont mêlés de l’histoire (c’est-à-dire très bientôt), et que tout le monde se soit mis à jouer de culpabilité bien blanche, à se demander qui était plus raciste que qui, et à laisser toujours de côté l’avis des principales intéressées. »

Extrait (p.116): « Pendant ce temps, pendant que la première cellule donne tout ce qu’elle peut encore donner avant d’imploser pour faire des petites (oui, c’est comme ça que marche la reproduction dans nos réseaux : dans de rares cas par mythose – les cas les plus intéressants, bien sûr –, mais le plus souvent par scissiparité), les collectifs ont déjà commencé à se multiplier à travers le pays : toutes celles qui ont regagné leurs pénates après la convention sont revenues avec de bonnes idées, de fermes intentions, un carnet d’adresses postales et un balluchon plein de fanzines. Impossible de dire combien il y en a à cette époque, mais un an plus tard, courant 1993, Riot Grrrl Press établira une liste énumérant une vingtaine de « riot grrrl chapters » (bien réels ce coup-ci) actifs aux États-Unis ainsi qu’à Vancouver. Des collectifs qu’ont rejoints celles qui ont su lire entre les lignes des journaux mainstream, et qui n’ont pas tardé à chercher et découvrir le pot aux roses. Mais je sens que la question vous brûle les lèvres : qu’est-ce donc que Riot Grrrl Press ? Tout simplement l’une des preuves que la bête aux mille têtes croît inexorablement.« 

Extrait (p.129): « Mais les Kills sont usés. Trop de pressions, trop d’années en première ligne du front de l’armée, trop de risques aussi. Dans la boîte à lettres de Kill Rock Stars, les messages haineux et les menaces de mort (notamment à l’encontre de Kathleen Hanna) s’accumulent et commencent à taper sur le système du groupe. La mort tragique cet été-là de Mia Zapata, la chanteuse du groupe punk de Seattle The Gits, violée et assassinée sauvagement, fait une horrible piqûre de rappel, si besoin était, à toute la scène féminine et féministe du Pacific Northwest : tout en revalidant de la pire manière la nécessité de leurs actions, elle glace aussi le sang des figures les plus exposées de la tendance. Toutes ces menaces ne sont pas du flan : « Non nous ne prenons pas les choses trop au sérieux. Non nous ne sommes pas paranos. » Bien qu’il y ait des raisons de le devenir. Bikini Kill fait donc un break bien mérité, en plus de se distancer définitivement d’avec le mouvement riot grrrl, qui, lui, continue de prendre l’ampleur qui se doit. Cela permettra à Kathleen Hanna de reprendre son souffle en s’installant à Portland dans une maison féministe non mixte avec notamment une certaine Johanna Fateman, à qui l’on doit alors de superbes fanzines (Artaud Mania, par exemple). Kathi Wilcox, Billy Karren et Tobi Vail accompagnés de Molly Neuman repartent quant à eux en tournée américaine sous le nom de Frumpies, avec leurs acolytes de Huggy Bear. Avant tout ça, Bikini Kill s’est assuré d’envoyer ses meilleurs vœux de bonheur à tous les major labels qui leur tournaient autour comme des mouches : de jolies petites cartes postales avec des cœurs dessus, comme celle adressée à Warner : «  Cher Tim , les Bikini Kills ont décidé de rester indépendant-e-s. Merci pour ta considération. Les Kills (Kathi, Kathleen, Tobi + Bill). »