

François Ruffin
[Critique Sociale - Médias]
Le CFJ, Centre de formation des journalistes, existe depuis 1946. Le but de cette école que l’on intègre sur concours après deux années d’université au minimum est de former l’élite journalistique puisque le centre, situé à Paris rue du Louvre, se targue lui-même d’être "une école d’excellence". En fait d’excellence, François Ruffin, qui est sorti de l’école il y a peu, a surtout trouvé une gigantesque machine qui "fabrique des journalistes-techniciens à même de produire une information-marchandise qui alimente l’industrie de la presse". Rassemblant quantité de souvenirs personnels, de paroles d’étudiants qui ont connu le même désenchantement, citant la parole des directeurs exhortant cette petite troupe d’élites à ne pas réfléchir, François Ruffin raconte de l’intérieur comment on devient "un gratte-papier obéissant", "habitué à produire du vide". L’habitude de recopier les dépêches AFP, la logique de remplissage, la collusion trop fréquente entre information et communication (le plus souvent au profit de grandes firmes), la reproduction des poncifs et clichés et, en conséquence, la négation de tout style et de toute pensée, l’acceptation "d’un mode de production routinier", et surtout la connivence entre tous le médias, prédisposés à faire plus ou moins tous la même chose… Ruffin met en scène le théâtre (de marionnettes) du journalisme tel qu’il le conçoit.
Extrait: Je le redoutais : en radio, on allait me coller aux grèves de métro. Pour échapper à ce pensum, je m’étais concocté un sujet de rechange : le nucléaire. « Vendant » cette idée, je la raccroche tant bien que mal à l’actualité : dans trois jours doivent défiler des manifs, à Paris, Lille, Lyon, Rennes, Marseille, Bordeaux. « C’est trop tôt par rapport à l’actu, tranche l’intervenant (de France Info). De toute façon, les grèves, tous les autres vont en parler. On ne peut pas faire l’impasse dessus, l’AFP sort déjà des "urgents".
- Mais ça ne m’intéresse pas - Y aura plein de choses qui ne te plairont pas dans la vie. Tu dois d’abord penser à tes auditeurs, et ils attendent ça. » Une autre enseignante, de France Culture, me présente aussitôt l’angle : « J’ai lu un édito de Bruno Frappat, ce matin, dans La Croix. Regarde, c’est vraiment incendiaire... Est-ce que c’est le bon moment pour une grève, alors que les gens se sentent menacés ? Les syndicats sont complètement irresponsables... Une grève des transports en pleine crise internationale, avec l’anthrax, Ben Laden, les alertes à la bombe. Donc, c’est un peu ça qu’on devrait retrouver dans ton reportage. Et place aussi un micro d’ambiance pour les colis suspects. » Il est 10 h 15. « Retour obligatoire avant 11 h 30. » A la gare du Nord (où rien, m’avait-on dit, ne circulait), des trains partent chaque demi-heure pour la banlieue. J’interroge Aziz, déjà installé sur une banquette : son impression, « c’est que les grèves ne sont jamais suivies à 100 %. » Même réaction d’Hélène, au départ pour Mitry Claye. Je tâte le terrain côté anthrax et attentats : mes deux interlocuteurs ricanent doucement...Ce n’est qu’aux Halles que je rencontrerai des travailleurs vraiment embêtés par la grève. Un caméraman et un journaliste de France 3 Ile de France, qui ne trouvent personne à sonder. « Merde, merde, faut qu’on se presse... » Ils se précipitent sur les quais : les voyageurs n’attendent que depuis 5 minutes... « On n’a rien, rien. On peut pas ramener ça. » Moi, je ramène ça. Ce rien. Je détaille le contenu de mes « sonores » à l’intervenante, qui en déduit : « Donc, ton angle, ça va être que dans les circonstances dramatiques que nous vivons, la RATP s’est arrangée pour alléger les menaces qui pèsent sur les passagers. Pour qu’on puisse garder la tête hors des flots. Reprends aussi les dépêches AFP sur tous les débrayages ». Insubordination, discrète : je monte plutôt ma bande sur le mode « trafic perturbé » et « désagréments mineurs ». Un résultat jugé « plat », à juste titre : « Quand même, quand même, tu aurais pu faire un effort... je viens d’écouter LCI, eh bien y avait des gens qui se plaignaient. Qui se sentaient pris en otage ». Une autre prof, de France Info, conseillera à un camarade : « Tu aurais dû dire à tes voyageurs : "Bon, maintenant on le refait, mais vous êtes en colère".
Les Arènes (2003) 272 p. 14 x 21 cm